Adrien Ladrierre
Table des matières abrégée :
1 - La Réforme dans les pays de langue Française
2 - La Restauration Catholique
3 - La Réforme dans les autres pays d’Europe
Table des matières complète :
1 - La Réforme dans les pays de langue Française
1.1 - Les débuts de la Réforme en France
1.2.2 - Premier séjour à Genève
1.2.3 - Second séjour à Genève
1.3 - Les Réformés en France depuis la mort de François Ier (1547) jusqu’à l’Édit de Nantes (1598)
1.4 - Les Réformés en France aux 17° et 18° siècles
1.5 - La Réforme en Suisse Romande
2 - La Restauration Catholique
3 - La Réforme dans les autres pays d’Europe
3.1.3 - Le réveil du 18° siècle. John Wesley
3.2 - Dans les autres pays d’Europe
3.2.2.2 - Les pays scandinaves.
Une des raisons, purement humaines, qui explique les progrès prompts et solides de la Réforme en Allemagne, c’est le morcellement de ce pays en une quantité de petits États ; il y en avait trois cent soixante environ. Le pouvoir central ne détenait qu’une faible autorité ; chacun de ces territoires, minuscules pour la plupart, évoluait à sa guise. L’empereur pouvait bien chercher à faire prévaloir le catholicisme ; il se heurtait sans cesse aux prérogatives locales, aux droits des souverains et des individus, qu’il ne réussissait pas à vaincre.
En France il en allait tout autrement. Au cours du Moyen Âge le pouvoir du roi, infime au début, s’accrut graduellement au détriment de celui des seigneurs. L’église de France, dite gallicane, n’avait cessé de contester la mainmise du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques du royaume. Le roi la favorisait pour être sûr de trouver son appui moral contre les revendications de la féodalité. Par conséquent l’opposition des partisans de la Réforme aux prétentions du souverain en matière religieuse devint un crime politique. Voilà pourquoi aussi on trouve un grand nombre de nobles dans les rangs de « ceux de la religion », comme on les dénommait ; beaucoup y étaient attirés non par leurs convictions, mais par leur intérêt.
En France, comme ailleurs, la Renaissance, dans la main de Dieu, fraya le chemin à l’éclosion des vérités évangéliques. Les humanistes habituaient les esprits à remonter aux « sources » des connaissances, à se faire une opinion par eux-mêmes, vrai but de la culture intellectuelle, au lieu d’accepter aveuglément les théories toutes faites, enseignées par la scolastique et imprégnées d’empirisme. Or, parmi ces « sources », la Bible ne tarda pas à occuper une place éminente.
Jacques Lefebvre, d’Étaples en Picardie, enseignait depuis longtemps les mathématiques à la Sorbonne et commentait aussi les ouvrages d’Aristote sur la physique et la métaphysique. Au dire de Farel, « il faisait les plus grandes révérences aux images qu’autre personnage que j’aie connu ; et demeurant longuement à genoux, il priait et disait ses heures devant icelles, à quoi souvent je lui ai tenu compagnie ». Mais la préparation de ses cours l’amena à prendre contact avec les Saintes Écritures ; il les lut attentivement, avec un enthousiasme croissant, sans du reste prévoir le moins du monde qu’il allait inaugurer la Réformation en France : bel exemple de ceux « qui, ayant entendu la parole, la retiennent dans un cœur honnête et bon, et portent du fruit avec patience » (Luc 8:15). Il avait près de soixante-dix ans quand il écrivit ce qui suit dans la préface du premier des livres qu’il consacra à la Parole de Dieu ; c’était en 1509, sept ans avant que la voix de Luther se fît entendre : « Une lumière si brillante a frappé mes regards que les doctrines humaines m’ont semblé des ténèbres en comparaison des études divines, tandis que celles-ci m’ont paru exhaler un parfum dont rien sur la terre n’égale la douceur ».
En 1512 il était plus précis : « C’est à la pure grâce
de Dieu que nous devons la justification de la foi, et par elle nous héritons
de la vie éternelle… Qui ignore que le brigand a été justifié par la foi
seule ? ». Lefebvre sentait la nécessité d’une Réforme et la croyait
imminente : « Les signes des temps annoncent qu’un renouvellement est
prochain ; et pendant que Dieu ouvre de nouvelles voies à la prédication
de l’Évangile par les découvertes des Portugais et des Espagnols dans toutes
les parties du monde, il faut espérer qu’il visitera aussi son Église et la
relèvera de l’abaissement dans lequel elle est tombée ». Telle était la
puissance de l’Esprit de Dieu qui parlait au cœur de ce pieux chrétien par le
moyen de la Bible. Autour de lui se groupaient quelques jeunes gens, avides
d’en apprendre plus long sur ce message merveilleux et si nouveau ; parmi
eux il faut citer au tout premier rang Olivétan et Guillaume Farel
. Ce
dernier, originaire des environs de Gap en Dauphiné, plein d’une ardente fougue
méridionale, ne tarda pas à annoncer avec hardiesse le salut par la foi et non
par les œuvres. À juste titre on le considère comme le tout premier des
prédicateurs de l’Évangile en France, dans l’ordre chronologique, il va de soi.
C’est à Meaux que les nouvelles doctrines trouvèrent tout d’abord un terrain favorable. L’évêque de cette ville, Guillaume Briçonnet, personnage d’un haut rang, avait fait deux fois le voyage à Rome, en qualité de représentant de la France auprès du Saint-Siège. Rentré dans son diocèse après une longue absence, il fut surpris de constater que des idées, inconnues jusque-là, s’y étaient introduites et y avaient fait de rapides progrès. Elles lui parurent dignes du plus vif intérêt ; il manda donc auprès de lui Lefebvre pour le renseigner. Lefebvre lui démontra que seule la Parole de Dieu, acceptée dans toute son intégrité et sa simplicité, ramène aux anciennes vérités, telles que les connaissait l’Église primitive, sans le moindre secours d’écoles de théologie, de savants, de critiques, en un mot sans aucune intervention humaine ; que l’Évangile est « la puissance de Dieu en salut à quiconque croit » (Rom. 1:16) ; que par conséquent les œuvres ne sauraient y concourir en aucune façon, ni rien de ce que l’homme prétend apporter. À son tour Briçonnet se mit à étudier les Saintes Écritures et il y trouva un bonheur intense, inconnu jusqu’alors : « La saveur de cette nourriture divine », écrit-il, « est si douce qu’elle remplit l’âme du désir d’en goûter toujours davantage. Quel vase serait capable d’en contenir toute l’excellence ? »
Briçonnet adressait ces lignes à Marguerite de Valois, sœur du roi François Ier, sur lequel elle exerçait une grande influence ; sa grâce et sa haute intelligence faisaient d’elle l’ornement de la cour. Sous la direction de son conseiller spirituel, elle se mit à lire et à étudier la Parole de Dieu ; elle apprit à connaître la voie du salut et fut convertie au moment même où les persécutions commencèrent à sévir. Aussitôt elle déploya toute son énergie pour venir en aide, en paroles et en actes, aux victimes de l’Église romaine. On la dénonça à son frère comme hérétique ; il refusa de rien entendre et, lorsqu’elle eut épousé le roi de Navarre, sa cour de Nérac devint un asile paisible pour ceux qui étaient poursuivis pour « cause de religion ».
On avait pu espérer un moment que François Ier se laisserait convaincre par la vérité. Marguerite écrivait en ces termes à Briçonnet qui l’exhortait à faire tout son possible pour gagner son frère : « Le roi et Madame (la reine mère) ont bien délibéré de donner à connaître que la vérité de Dieu n’est point hérésie… Le roi et Madame sont affectionnés plus que jamais à la réformation de l’Église ». Un peu plus tard, Marguerite leur ayant lu une lettre de Briçonnet sur ce sujet, « reconnaissant la vérité reluire en leur nihilité (néant), ils ont eu les larmes aux yeux ». Malheureusement François Ier, se laissant entraîner par des avis pernicieux, ne tarda pas à suivre un chemin tout opposé à celui qu’on lui traçait.
Lefebvre et Briçonnet mirent tout en œuvre pour répandre dans la France entière le Livre de Dieu ; ils désiraient que chaque Français pût le lire dans sa langue maternelle. On ne tarda pas à voir paraître les quatre évangiles, puis le Nouveau Testament tout entier. À Meaux, pour la première fois en France, des chrétiens se réunirent pour lire ensemble la Bible, l’étudier, prier et adresser leurs louanges au Seigneur ; elle faisait leur joie et leur consolation. Tout leur bonheur, c’était de sonder « les choses profondes de Dieu » (1 Cor. 2:10). Voyant ce beau zèle et désireux de propager dans la ville la connaissance de la vérité, Briçonnet fit venir de Paris un certain nombre de disciples de Lefebvre en leur enjoignant de lire au peuple l’Évangile en français ; Farel était du nombre. « Le peuple de Meaux et des environs avait un ardent désir de connaître la voie du salut nouvellement révélée, si que les artisans, comme cardeurs, peigneurs et foulons n’avaient d’autre exercice en travaillant de leurs mains que conférer de la Parole de Dieu et se consoler en icelle. Et spécialement dimanches et fêtes étaient employés à lire les Écritures ; en sorte qu’on voyait en ce diocèse reluire une image d’Église renouvelée ; les mœurs se réformaient et les superstitions s’en allaient bas » (*) De même, dans la campagne environnante, au moment du repas, les cultivateurs se réunissaient autour de l’un d’eux, qui leur faisait la lecture, tandis qu’ils prenaient leurs aliments.
(*) Crespin, Histoire des Martyrs.
Des progrès aussi manifestes ne pouvaient qu’irriter au plus haut point les tenants du catholicisme. Ils trouvèrent leur champion dans la personne de Noël Béda, grand maître de la Sorbonne. Animé d’un esprit médiocre et intransigeant, il dénonça les « hérétiques » comme les ennemis de la France. Érasme disait de lui : « En un seul Béda il y a trois mille moines ». « Délivrez-nous de ces nouvelles doctrines », s’écriait le défenseur de l’Église romaine. « Écrasez l’hérésie ; sinon cette peste, qui a déjà infecté la ville de Meaux, se répandra dans tout le royaume de France ». Ces attaques furibondes ébranlèrent Briçonnet, dont le caractère n’était pas à la hauteur de ses principes. Il ne manquait pas de piété, ni de zèle, mais se décontenançait en présence du danger. Ce n’était pas — loin de là — un de ces hommes chez qui la fidélité et la constance provoquent, s’il le faut, le sacrifice de leur vie, lorsqu’il s’agit de défendre un principe juste. Briçonnet céda devant l’orage qui grondait toujours plus fort. Pour sauver son existence, sa liberté, ses dignités, son orgueil familial, il renonça à ce qu’il savait être la vérité, puisque le Seigneur lui avait accordé la faveur de la proclamer bien haut pendant un temps. Cependant, jusqu’en 1525, grâce à la protection du roi, qui hésitait à sévir, aucun acte de persécution sanglante ne fut accompli. L’Évangile se répandit. Après Meaux, on le prêcha à Bourges, à Alençon, à Lyon, à Grenoble. Un petit groupe de chrétiens se réunissait secrètement à Paris.
Lefebvre passa les dernières années de sa vie à la cour de Navarre, où la reine Marguerite lui témoigna toutes sortes d’attentions. Mais ses jours furent assombris par le sentiment de la faiblesse du témoignage qu’il avait rendu au Seigneur. « Notre vénéré maître », raconte Farel, « en était si accablé qu’il ne cessait de répéter : « C’en est fait de moi. Je mérite la mort éternelle, parce que je n’ai pas eu le courage de confesser hardiment la vérité devant les hommes ». Il se lamentait sans relâche, jour et nuit. Notre ami, Gérard Roussel, ne le quittait pas, l’exhortant à reprendre courage et à mettre toute sa confiance dans le Seigneur. Mais Lefebvre répondait invariablement : « Nous sommes condamnés par le juste jugement de Dieu, parce que nous n’avons pas proclamé la vérité à laquelle nous devions rendre témoignage aux yeux de tous ». C’était vraiment un spectacle digne de toute commisération que de voir ce pieux vieillard en proie a un chagrin si amer et à une crainte pareille du jugement de Dieu ».
En effet, comme beaucoup d’autres croyants de son temps, il n’avait pas eu le courage de rompre radicalement avec l’Église romaine. « Les pratiques du culte », écrivit-il une fois, « ne sont, somme toute, que choses extérieures et, qui le sait ? sans doute tomberont-elles d’elles-mêmes, pourvu que nous annoncions l’Évangile et attendions les résultats. Notre tâche consiste à purifier la maison de Dieu, et non à la détruire ». Tel était aussi le sentiment de la reine Marguerite ; elle en porta la peine, car elle vécut toute sa vie « lasse de tout », écrit un de ses biographes. Malgré son dévouement pour les témoins de la foi, elle ne connut que très peu « l’opprobre de Christ » et se rendait bien compte, elle aussi, de sa culpabilité à cet égard. Mais c’était une enfant de Dieu, on ne saurait en douter un seul instant, chère au cœur du Seigneur. C’est par amour pour lui qu’elle ne cessa de secourir les siens, non pas seulement matériellement, chose relativement facile pour elle, étant donné la position élevée qu’elle occupait, mais encore en intervenant pour eux auprès du roi et en encourant par là la haine de la Sorbonne et de toute l’Église catholique. Plus d’une fois sa vie fut en danger. Elle se dépensa sans compter pour les chrétiens. « En vérité, je vous dis : En tant que vous l’avez fait à l’un des plus petits de ceux-ci qui sont mes frères, vous me l’avez fait à moi » (Matt. 25:40).
Une grande joie lui était réservée, celle d’entourer Lefebvre dans ses tout derniers moments : il avait quatre-vingt-douze ans. Le vieillard s’ouvrit à elle des remords qu’il éprouvait : « Comment puis-je », lui dit-il, « paraître devant Dieu, moi qui ai annoncé l’Évangile de son Fils en toute sincérité à beaucoup d’autres ; ils ont prêté l’oreille à mes enseignements et, à cause de cela même, ils ont dû marcher à la mort, après avoir enduré d’atroces supplices. Et moi, lâche que je suis, je me suis enfui. Je suis pourtant un vieillard, très avancé en âge. N’ai-je pas assez vécu, et plus qu’assez ? Je n’avais point à redouter la mort, au contraire, je devais la souhaiter. Oui, j’ai évité les lieux où j’aurais pu gagner la couronne des martyrs. Je me suis montré honteusement infidèle à l’appel de mon Dieu ».
La reine chercha à l’encourager en l’engageant à s’en remettre à la miséricorde du Seigneur qui connaît les pensées et les intentions du cœur de chacun des siens. Non sans peine, elle parvint à calmer ses angoisses. Là-dessus Lefebvre s’écria : « Eh bien ! Il ne me reste plus qu’à m’en aller auprès du Seigneur quand il lui plaira de m’appeler ». Puis, après avoir indiqué brièvement quelles étaient ses dernières volontés, il dit, le visage illuminé d’un sourire paisible : « Maintenant je dois me reposer. Soyez heureux ! À Dieu ! » Là-dessus il s’étendit sur un lit qui était là et s’endormit. Quand, au bout d’un certain temps, on chercha à l’éveiller, on constata que son âme avait quitté son enveloppe mortelle pour être pour toujours avec le Seigneur.
Farel garda pour son vieux maître une estime et une affection des plus profondes. On comprend que la pusillanimité de Lefebvre ne pouvait convenir à un homme comme lui, animé d’un zèle ardent pour la cause de l’Évangile, caractère décidé entre tous et ennemi déclaré des demi-mesures, des situations équivoques. Néanmoins il témoigna toujours à Lefebvre une reconnaissance émue et ne manquait jamais l’occasion de rappeler que c’est par son moyen et grâce à la bénédiction du Seigneur, qu’il était arrivé à la connaissance de la vérité. Les deux amis s’étaient rencontrés plus d’une fois à Nérac, la capitale du petit royaume de Navarre, et Marguerite aurait volontiers gardé auprès d’elle le jeune réformateur, mais l’ardeur de son tempérament demandait une existence beaucoup plus active. Farel aimait la lutte ; on le trouvait toujours sur le champ de bataille. Quand il avait vaincu l’ennemi sur un point, il laissait à d’autres le soin de reconstruire et passait plus loin, pour affronter de nouveaux combats, dans lesquels bien souvent il risqua sa vie et essuya les pires outrages. Au moment de la mort de Lefebvre, il avait quitté Nérac depuis quelque temps et avait entrepris de longs voyages, après lesquels il résolut d’évangéliser sa propre patrie, le Dauphiné. Trois de ses frères furent convertis par son moyen et il trouva bien d’autres sujets d’encouragement qui l’engagèrent à parcourir le pays en long et en large, annonçant l’Évangile, insistant « en temps et hors de temps » (2 Tim. 4:2) et dévoilant au grand jour les erreurs enseignées par l’Église romaine. Les prêtres soulevèrent le peuple contre lui, cherchèrent à l’arrêter. Mais il connaissait à fond la contrée ; les rochers et les cavernes n’avaient pas de secrets pour lui et, chaque fois que ses adversaires croyaient le saisir, il leur échappait pour reparaître ailleurs, prêchant la grâce de Dieu sans trêve ni repos, au bord des torrents comme dans les endroits les plus reculés et les plus sauvages. C’est probablement à son travail qu’est due la conversion d’un jeune homme, Antoine Boyve, plus connu sous le nom de Froment qui, plus tard, joua un rôle très utile pour propager la Réforme à Genève.
Farel poursuivit son activité dans le Dauphiné pendant plusieurs mois. « On m’avait mis en garde », raconte-t-il, « contre les artifices de Satan et contre les supplices de tout genre qui m’attendaient. Ils n’ont pas manqué ; ils furent même plus douloureux que je ne m’y attendais. Mais j’ai Dieu pour Père ; il a pourvu à tout et il me donnera la force dont j’aurai toujours besoin ».
Béda n’avait pas oublié ce « brandon de discorde » qui
lui échappait sans cesse. Il suscita contre lui l’évêque de Gap qui se mit en
quête du réformateur. « Voulant prêcher, il ne fut pas admis, parce qu’il
n’était ni moine ni prêtre… De là il fut déchassé, voire fort rudement tant par
l’évêque que par ceux de la ville, trouvant étrange sa doctrine, sans jamais en
avoir entendu parler ». Farel demeura insaisissable, mais il finit par
quitter le Dauphiné pour prêcher dans les Cévennes. Traqué par ses ennemis, il
passa en Guyenne, puis en Navarre, mais, apprenant que le réseau tissé autour
de lui se resserrait de plus en plus, il gagna le nord de la France, afin de
pouvoir au besoin se réfugier en territoire bernois. Il séjourna quelque temps
dans la principauté de Montbéliard, où le duc, Ulrich de Wurtemberg,
l’accueillit avec bienveillance. Il se mit à répandre la vérité, dans la ville
et la campagne, avec son impétuosité méridionale et son zèle missionnaire, fait
d’énergie et d’audace. Comme toujours, il rencontra une résistance furibonde de
la part du clergé ; rien n’y fit, pas même l’intervention de son ami
Œcolampade, qui l’exhorta à la prudence. Après deux ans d’une activité
débordante, il partit pour un autre champ de travail, mais il laissait après
lui bien des âmes converties et le fruit de son labeur se constate de nos jours
encore dans toute cette région. C’est au cours de son séjour à Montbéliard que Farel
rédigea un admirable petit livre intitulé : Summaire et briefve
declaration d’aulcuns lieux fort necessaires à ung chascun chrestien
, qu’on
peut considérer comme le premier catéchisme publié en langue française ;
il précéda de cinq ans celui de Luther.
De Montbéliard Farel se rendit à Metz, où il ne réussit pas à s’implanter, puis à Strasbourg, enfin à Berne. Ici s’ouvre la seconde phase de son activité, qui remplit presque tout le reste de sa vie et se déroula essentiellement en Suisse romande. On en trouvera le détail plus loin.
* * *
Sous l’influence de sa sœur, François Ier avait, on l’a vu, prêté tout d’abord une attention sympathique à la prédication de l’Évangile. Mais il dut bientôt se rendre compte qu’il avait à choisir entre le chemin du Seigneur et celui du monde ; on ne peut servir deux maîtres. Or il était d’un caractère mobile et changeant. Un historien dit de lui : « La constance et la fermeté lui manquèrent toujours et il se laissa conduire par les événements plutôt qu’il ne les dirigea ». Avec cela, grand ami des plaisirs, refusant de renoncer à aucun prix à sa vie désordonnée, il se détourna, le sachant et le voulant, de la voie du salut, pour suivre celle de ses instincts pervers. D’autre part, comme les réformés mettaient l’autorité de Dieu au-dessus de la sienne, se déclarant ainsi opposé à la doctrine de la monarchie absolue, le roi prétendait voir en eux des ennemis de sa souveraineté. Et pourtant la Parole de Dieu lui donnait toute satisfaction : « Craignez Dieu ; honorez le roi » (1 Pierre 2:17). « Mon fils, crains l’Éternel et le roi » (Prov. 24:21).
C’est sous son règne que commencèrent les persécutions, à Meaux en tout premier lieu, cela se comprend. Là vivait un cardeur de laine, Jean Leclerc. Peu instruit dans la science courante, il avait lu avec grand soin la Bible, s’en était vraiment nourri, et il finit par jouer le rôle d’un pasteur dans le petit troupeau des enfants de Dieu. Ardemment désireux de défendre les intérêts du Seigneur, il n’y mit pas toujours la sagesse voulue. Un jour, justement indigné de voir affichée une bulle d’indulgence aux portes de la cathédrale, il l’arracha et mit à la place un écrit où le pape était désigné sous le nom d’antichrist. Il fut aussitôt découvert, arrêté, puis conduit à Paris, fouetté trois jours de suite dans les rues. Après ce supplice, on le marqua au front d’un fer rouge, puis on le bannit. Au moment où on lui infligeait ce cruel supplice, sa mère se trouvait là, tout près de lui et s’écria d’une voix que toute la foule entendit : « Gloire à Jésus Christ et à sa marque ! ». Leclerc partit pour l’exil. On le retrouve à Metz où son zèle mal éclairé l’entraîna à une nouvelle imprudence. À quelque distance de la ville se trouvait une chapelle, contenant des images de la Vierge et de différents saints ; une procession solennelle s’y rendait chaque année. La nuit avant cette cérémonie, Leclerc brisa toutes ces statues. On ne tarda pas à le désigner comme l’auteur de ce sacrilège et il fut brûlé vif après avoir subi les tortures les plus atroces. « Il n’y eut homme », dit Crespin, « qui ne fut ému et étonné, voyant une constance si grande que Dieu donna à un sien serviteur ».
Il en fut de même pour Louis de Berquin, un gentilhomme, érudit, homme de la cour, ami du roi. Il écrivit contre les erreurs de la Sorbonne, mais sans attaquer qui que ce fût. Une perquisition faite chez lui amena la découverte de livres de Martin Luther. Aussi le conduisit-on en prison. François Ier était en ce moment prisonnier à Madrid à la suite de sa défaite à Pavie ; à son retour il apprit les traitements infligés à ce gentilhomme, qu’il estimait hautement. Sur l’ordre du roi, Berquin recouvra la liberté. François Ier exigea que l’affaire se traitât devant son conseil : harcelé de questions, l’accusé se défendit contre l’imputation d’hérésie. « Ce qu’il croyait, ce qu’il avait écrit, n’était-ce pas la vérité, telle que l’enseignait la Parole de Dieu ? ». Mais il ne s’agissait pas de la Parole de Dieu ; il s’agissait de l’Église de Rome. L’acharnement des adversaires redoubla. À trois reprises, grâce à l’intercession de Marguerite auprès de François Ier, Berquin recouvra la liberté : le roi n’était pas fâché de montrer au clergé qu’il devait s’incliner devant le roi de France. Cependant la Sorbonne finit par l’emporter. Profitant d’une courte absence du souverain, elle fit monter sur le bûcher le fidèle témoin du Seigneur. « Ce fut fait et expédié en grande diligence, afin qu’il ne fût secouru ni du roi, ni de Madame la Régente, qui étaient lors à Blois ».
Malheureusement les réformés manquèrent trop souvent de mesure. Au lieu de s’attendre à Celui qui tient toutes choses dans ses mains, impatients de l’opposition qu’ils rencontraient, ils se laissèrent aller à agir par eux-mêmes, oubliant cette exhortation du Seigneur : « Remets ta voie sur l’Éternel, et confie-toi en lui ; et lui, il agira, et il produira ta justice comme la lumière, et ton droit comme le plein midi » (Ps. 37:5-6). C’est là sans doute une des raisons pour lesquelles la Réforme n’a jamais pu prendre pied définitivement en France. Décidés à frapper un grand coup, ils résolurent de proclamer nettement leur foi en affichant dans tout le royaume des « placards », contenant un réquisitoire virulent contre « les horribles, grands et imputables abus de la messe papale ». Ce long document se termine par ces mots cinglants : « La vérité les a abandonnés (les membres du clergé), elle les menace, elle les traque, elle les remplit d’effroi ; leur royauté sera bientôt abolie à jamais ». On ne saurait contester la vérité de ces assertions, mais ce n’était certes pas la volonté du Seigneur que de recourir à des moyens aussi violents.
Un de ces placards fut apposé, par la main d’un ennemi sans doute, sur la porte de la chambre du roi. On conçoit son indignation. Sur son ordre des poursuites s’engagèrent immédiatement contre les réformés. Il n’y eut qu’un cri : « Mort aux hérétiques ! Le roi le veut ! ». De tous côtés ce furent condamnations et exécutions sans pitié. Les suspicions tombèrent même sur l’entourage du roi : « S’il veut extirper l’hérésie, qu’il commence par sa propre cour et par ses propres parents ». Ces expressions désignaient très clairement Marguerite de Navarre ; sommée de comparaître à Paris, elle n’hésita pas un instant à s’y rendre, confiante dans l’intégrité de ses desseins, dans l’affection que lui portait le roi. Pour la première fois peut-être de sa vie, elle trouva au palais du Louvre un accueil sévère et glacial. Son frère l’accabla de reproches à cause des maux que l’hérésie, qu’elle encourageait, amenaient dans tout le royaume de France. Marguerite contint ses larmes et tint tête avec calme, mais fermement, aux arguments avancés. Elle osa même insinuer que ces calamités étaient dues bien plutôt à l’intolérance et au fanatisme des adversaires de l’Évangile. François se radoucit et consentit à révoquer la sentence prononcée contre trois prédicateurs réformés. Très peu de jours après, elle repartit pour Nérac.
En effet, les supplices ordinaires ne suffisaient plus à assouvir la haine du clergé. Il exigeait qu’on y ajoutât le spectacle d’une grande protestation publique en présence d’une foule immense qui remplit les rues de Paris, tandis que des milliers de spectateurs occupaient jusqu’aux toits des maisons. Par les portes de Notre Dame, largement ouvertes, on vit sortir un cortège majestueux, comprenant tous les plus hauts dignitaires de l’Église : archevêques, évêques, cardinaux, revêtus de leurs insignes, moines et religieux. Les reliques les plus vénérées, un morceau soi-disant de la vraie croix, un clou, un fragment de la lance qui transperça le flanc du Seigneur, la tête du roi saint Louis, attiraient les regards. Toute la cour suivait, derrière François Ier, à pied, tête nue malgré le froid rigoureux (c’était le 29 janvier 1535), portant à la main un cierge allumé. Près de lui ses trois fils, les magistrats et les plus hautes notabilités de l’État. La procession serpenta dans les rues et passa sur la place de Grève où six réformés, garrottés aux poteaux, attendaient que le roi lui-même mît le feu à leurs bûchers.
De retour à Notre-Dame, François Ier prit place sur un trône élevé et prononça, contre les doctrines évangéliques, un discours respirant la haine la plus acerbe. « Si », ajouta-t-il, « Mon bras était infecté de cette peste, je le couperais. Si un de mes enfants osait embrasser ces théories, s’il se permettait d’en faire profession, je le sacrifierais moi-même à la justice de Dieu et à ma propre justice ». On a peine à concevoir un pareil aveuglement satanique. Cédant aux conseils odieux qu’on lui prodiguait, François Ier se mit en rébellion ouverte avec la vérité et y entraîna tout son royaume à sa suite.
La France fut alors livrée pendant 25 ans à des accès de violence persécutrice, inspirée par la puissance diabolique ainsi déchaînée. On ignorait systématiquement les ménagements qu’aurait dû dicter la plus élémentaire prévoyance politique. On se donnait pour but, semblait-il, de tuer par plaisir, sans se préoccuper des conséquences proches ou lointaines que pouvaient engendrer ces pratiques barbares. Très sûrement la royauté française en a payé la peine lorsque triomphèrent les éléments extrêmes de la Révolution de 1789.
De tous ces actes de persécutions, le plus féroce peut-être fut celui dirigé contre les Vaudois de Provence. Comme leurs homonymes des vallées du Piémont, ils suivaient les enseignements du Seigneur. Il n’en fallut pas davantage pour déchaîner sur eux, une fois condamnés par le parlement d’Aix, le baron d’Oppède qui avait à assouvir quelque vengeance particulière. À la tête d’une bande de soldats mercenaires, formés au brigandage dans les guerres dont l’Italie fut sans cesse le théâtre, il se jeta sur d’innocentes populations qu’il fit massacrer en masse : hommes, femmes, vieillards, enfants. Quelques-uns seulement furent épargnés, pour aller ramer sur les galères du roi. À Cabrières, bourg fortifié, une soixantaine de paysans attendaient de pied ferme les assaillants derrière leurs remparts. Pour en venir à bout plus facilement, Oppède leur promit la vie s’ils se rendaient. Croyant à sa bonne foi, les assiégés ouvrirent leurs portes ; au même instant, ils furent taillés en pièces, l’église envahie et tous ceux qui y avaient cherché refuge, femmes, enfants, malades, subirent le même sort. Les fugitifs erraient dans les montagnes couvertes de neige, sans pain, sans abri. Les plus valides gagnèrent les vallées du Piémont et y rejoignirent leurs frères dans la foi ; d’autres périrent de misère. Un petit nombre, après le départ des massacreurs, se rapprochèrent de leurs cabanes en ruines, les relevèrent, et, peu à peu, on vit dans ces mêmes localités, si horriblement dévastées, des chrétiens se réunir pour chanter les louanges du Seigneur.
François Ier ne prétendait pas qu’on se livrât à de pareils excès. Informé des événements de Provence, il voulut faire punir sur-le-champ Oppède et ses principaux officiers ; le cardinal de Tournon, un des mauvais génies du temps, l’en dissuada. Cependant, comme toutes les règles de la guerre et les principes de la plus élémentaire humanité avaient été foulés aux pieds, Oppède et quelques autres furent cités devant le parlement de Paris. Le procès dura cinq ans. Grâce aux influences cléricales, le chef de cette sanglante expédition fut acquitté.
Le souvenir de la croisade contre les Vaudois poursuivit François Ier jusque dans ses derniers moments. Au cours de son affreuse agonie, on l’entendait gémir ; puis il sursautait, comme saisi d’effroi. Sur son visage on voyait passer une ombre sinistre ; il semblait contempler un spectacle terrifiant, invisible pour son entourage. Puis un tremblement violent le gagnait et il laissait échapper ces mots entrecoupés : « Ce n’est pas ma faute ; on a outrepassé mes ordres ». N’était-ce pas sa conscience qui parlait, bourrelée de remords ?
Deux ans plus tard, Marguerite de Navarre le suivait dans la tombe, pleurée de ses sujets qui se rappelaient cette parole de leur reine bien-aimée : « Rois et princes ne sont point les maîtres de leurs peuples, mais des ministres, institués par Dieu pour les soutenir et les protéger ». Marguerite fut la grand-mère du futur roi, Henri IV.
C’est ici le lieu de citer ces vers composés par Marguerite de Navarre après le supplice de Louis de Berquin :
Réveille-toi, Seigneur Dieu,
Fais ton effort,
Et viens venger en tout lieu
Des tiens la mort.
Tu veux que ton Évangile
Soit prêché par tous les tiens
En château, bourgade et ville,
Sans que l’on en cèle rien.
Donne donc à tes servants
Cœur ferme et fort
Et que d’amour tous fervents
Aiment la mort.
Issu d’une honorable famille de Noyon en Picardie, où il naquit le 10 juillet 1509, Jean Calvin fut destiné dès son enfance à l’Église ; tout jeune encore on le voit doté d’une charge ecclésiastique. À Paris il commença les hautes études dans une école où il eut pour maître le savant Mathurin Cordier, auquel il confia plus tard la direction du Collège de Genève. Cordier n’adhéra à la Réforme qu’ultérieurement, mais il en suivait attentivement l’évolution et il est très possible qu’il initia son élève aux idées nouvelles. Ce pédagogue chrétien s’élevait éloquemment contre les mauvais traitements infligés aux enfants et voulait qu’on leur apprît « à aimer Christ, à respirer Christ ». « Le nom de Jésus Christ ! Verse-le comme goutte à goutte dans l’âme de tes élèves ; introduis-le, fais-le pénétrer en elle ! ». Plus tard le jeune homme fut transféré au collège Montaigu, de tendances plus cléricales, et où régnaient un ascétisme sévère et une saleté indescriptible. Érasme y avait étudié jadis et Ignace de Loyola, qui fonda plus tard l’ordre des Jésuites, y entra l’année même où Jean Calvin le quittait. Il fut aussi en contact avec Robert Olivétan, un des futurs traducteurs de la Bible ; ce fut, dit-on, le premier que Calvin entendit là prêcher ouvertement.
Quelques années plus tard, soit pour obéir au désir de son père qui cherchait à donner à son fils une carrière vraiment lucrative, soit parce qu’il suivait un penchant naturel de son esprit, Calvin abandonna la théologie pour les études juridiques à Orléans et à Bourges. Passionné de cette nouvelle discipline, il fit des progrès si rapides qu’au bout d’un an, dit Théodore de Bèze, « on ne le tenait déjà plus pour écolier, mais pour enseigner ». Il est très certain que la rigueur des méthodes juridiques convenait à l’intelligence de Calvin, porté à tout envisager sous le signe de la raison ; les règles strictes qu’il imposa dans la suite à la ville de Genève en portent le reflet. Il fréquenta assidûment les cours de Melchior Wolmar, helléniste éminent, qui interprétait tour à tour les auteurs profanes et, moins publiquement, la Bible qu’il avait appris à connaître en Allemagne. On y trouvait, disait-il, la réponse à tous les problèmes, le remède à tous les abus, le repos pour les âmes travaillées, celles des savants comme celles des gens du peuple.
Quelle réaction produisirent sur Calvin les leçons de son érudit
professeur ? C’est presque impossible à déterminer. Au rebours de Luther
qui se complaisait à narrer ses expériences personnelles, Calvin, imprégné
d’une humilité profonde, craignant de porter atteinte à la gloire de Dieu en
vantant l’homme, cachait autant que possible ce par quoi il avait passé,
disant : « Vrai est que je n’aime pas à parler de moi ». Dans la
préface de son Commentaire sur les Psaumes
, le seul de tous ses ouvrages
où il donne des détails sur lui-même, il se contente de rappeler qu’il fut
d’abord, « plus que personne attaché aux superstitions papales »,
mais aucune date, aucune précision. Voici tout ce qu’il rapporte sur son état
spirituel à cette époque : « J’estois bien éloigné d’avoir ma
conscience certaine. Toutes les fois que je descendois en moi ou que j’élevois
mon cœur à Dieu, une si extrême horreur me surprenoit qu’il n’y avoit
purifications ni satisfactions qui m’en pussent guérir. Et tant plus je me
considérois de près, tant plus rudes aiguillons pressoient ma conscience,
tellement qu’il ne me demeuroit d’autre confort, sinon de me tromper moi-même
en m’oubliant ». Mais le Seigneur eut pitié de lui. « Dieu, quoique
je fusse si obstinément adonné aux superstitions papales qu’il estoit bien
malaisé qu’on pût me tirer de ce bourbier profond, dompta et rangea mon cœur à
docilité par une conversion subite, lequel, eu égard à l’âge, estoit par trop
endurci en telles choses… Ayant donc reçu quelque goût et connaissance de la
vraie piété, je fus incontinent enflammé d’un si grand désir de profiter,
qu’encore que je ne quittasse pas tout à fait les autres estudes, je m’y
employais plus mollement ».
Dans l’Épître à Sadolet
, Calvin fait figurer un
« homme du peuple » qui raconte sa conversion à l’Évangile de la
grâce de Dieu en des termes où l’on entend sans doute un écho des sentiments
que l’auteur avait éprouvés lui-même : « Une fois la doctrine du
salut présentée, moi, offensé de cette nouveauté, à grand-peine ai-je voulu
prêter l’oreille, et si je confesse qu’au commencement j’y ai vaillamment et
courageusement résisté… Une chose y avoit qui me gardoit de croire ces
gens-là : c’étoit la révérence de l’Église ». Quand enfin son esprit
s’ouvre à la vérité, « estant véhémentement consterné et éperdu pour la
misère en laquelle j’estois tombé et plus encore pour la connaissance de la
mort éternelle qui m’estoit prochaine, je n’ai rien estimé m’estre plus
nécessaire, après avoir condamné en pleurs et en gémissements ma façon de vivre
passée, que de me rendre et retirer à mon Seigneur et Sauveur ».
Les amis de Calvin se rendirent bientôt compte du changement qui s’était opéré en lui. On l’avait vu remplacer ses professeurs à l’occasion ; on le pressa maintenant d’instruire ceux — et ils étaient nombreux — qui se préoccupaient des vérités éternelles. « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (Ps. 116:10) : cette parole se réalisait pour lui, malgré son caractère timide et fuyant. Voici ce qu’il en raconte lui-même : « Avant que l’an passât, tous ceux qui témoignoient quelque désir de la pure doctrine se rangeoient vers moi pour apprendre, bien que je ne fisse quasi que commencer moi-même ». Il en était « tout ébahi », d’autant, ajoute-t-il, « qu’étant d’un naturel un peu sauvage et honteux, j’ai toujours aimé repos et tranquillité. Je commençai donc à chercher quelque cachette et moyen de me retirer des gens ; mais tant s’en faut que je vinsse à bout de mon désir, qu’au contraire toutes retraites et lieux à l’écart m’estoient comme écoles publiques ».
Le chemin s’ouvrait si clairement devant Calvin qu’il s’y engagea résolument. Il renonça à ses études juridiques, retourna à Noyon pour rompre les derniers liens extérieurs qui le rattachaient encore à l’Église romaine et vint se fixer à Paris où sévissaient de violentes persécutions. Les chrétiens se réunissaient dans des assemblées secrètes. Calvin y prit une part active, prêchant avec une autorité qui ranimait la confiance. Il terminait volontiers ses discours par ces mots de Rom. 8:31: « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? ». Un catholique militant, ennemi déclaré de la Réforme, Estienne Pasquier, rend témoignage en ces termes à l’infatigable activité de Calvin et à son influence déjà très répandue : « Au milieu de ses livres et de son étude, il estoit d’une nature remuante le possible pour l’avancement de sa secte. Nous vîmes quelquefois nos prisons regorger de pauvres gens abusés, lesquels sans cesse il exhortoit, consoloit, confirmoit par lettres, et ne manquoit de messagers auxquels les portes estoient ouvertes, nonobstant quelques diligences que les geôliers apportassent au contraire. Voilà les procédés qu’il tint au commencement, par lesquels il gagna pied à pied une partie de notre France ».
Une circonstance imprévue attira l’attention sur lui. Un de ses amis, Nicolas Cop, recteur de l’Université de Paris, devait, selon l’usage, prononcer un discours dans une église le jour de la Toussaint. Très embarrassé, il pria Calvin de le lui composer. « Ce fut », raconte Théodore de Bèze, « une oraison tout autre que coutume n’estoit ». En effet la justification par la foi y était nettement proclamée, au détriment du mérite des œuvres. La Sorbonne s’émut. Cop jugea opportun de s’enfuir à Bâle. Quant à Calvin, dont on connaissait la responsabilité dans cette affaire, il s’échappa par une fenêtre, déguisé en vigneron, et gagna le midi de la France. À peine avait-il quitté la maison que la police faisait une perquisition dans sa chambre et y saisissait tous ses papiers, ce qui entraîna des poursuites judiciaires contre lui.
Au cours de l’année qui suivit, il mena une vie errante qui le conduisit à Angoulême, où il séjourna quelque temps chez un de ses amis, puis il passa à Nérac, à la cour hospitalière de Marguerite de Navarre, qui lui fit un accueil très sympathique et chercha à le retenir. Le vieux Lefebvre joignit ses instances à celles de la reine : Farel venait de partir et le vieillard, découragé, se demandait qui Dieu susciterait pour relever le flambeau de la vérité, lorsque Calvin arriva. Les deux chrétiens ne tardèrent pas à se lier d’une amitié profonde, tout en différant d’avis quant à la marche à suivre. Lefebvre croyait en effet à la régénération de l’Église par elle-même et aurait voulu garder son nouvel ami auprès de lui pour collaborer à cette œuvre. Mais Calvin voyait la complète inanité d’une entreprise pareille ; il convainquit Lefebvre qu’il n’existait qu’un remède, radical : démolir avant de reconstruire, mettre la hache au pied de l’arbre et l’abattre résolument.
C’est pour cette raison que le paisible séjour de Nérac ne convenait pas au jeune réformateur, bouillant du besoin d’agir promptement et énergiquement. Il quitta donc Lefebvre qui le vit partir avec regrets, sachant bien qu’ils ne se rencontreraient plus ici-bas, et retourna à Paris, pour n’y rester que peu de temps, car il ne fallait pas attirer l’attention de la police. Le scandale des placards avait provoqué un violent regain de persécutions et l’affaire Cop était encore dans toutes les mémoires. Calvin jugea donc opportun de chercher un asile où il pût reprendre et continuer tranquillement ses études et se dirigea sur Strasbourg dans le plus grand dénuement : un des serviteurs qui l’accompagnait s’était enfui en dérobant la « bougette », petite sacoche qui contenait le peu d’argent que Calvin possédait. À Strasbourg son ami Bucer lui offrait une hospitalité pleine de charme. Mais Bâle l’attirait plus encore ; il s’y rendit au commencement de février 1535, « afin que là », dit-il, « je puisse vivre à requoy (en repos) en quelque coin inconnu, comme je l’avois toujours désiré ». Mais le Seigneur ne lui accorda jamais ce loisir propice aux savantes études. Il écrit à ce propos : « Cependant que j’avois toujours ce but de vivre en privé sans estre connu, Dieu m’a tellement promené et fait tournoyer par divers changements que toutefois il ne m’a jamais laissé de repos en lieu quelconque jusqu’à ce que, malgré mon naturel, il m’a produit en lumière, et fait venir en jeu, comme on dit ».
En France les persécutions sévissaient avec violence ; pour
les justifier aux yeux des gens mal avertis, on calomniait les réformés en les
faisant passer pour des « anabaptistes et gens séditieux qui renversaient
tout ordre politique ». C’est pour les défendre contre ces imputations
odieuses que Calvin entreprit de présenter un exposé succinct de leurs
doctrines, intitulé Institution de la Religion chrétienne
, publié à Bâle
en latin d’abord dans un petit volume, traduit plus tard en français, puis
développé jusqu’à devenir un véritable monument d’apologétique.
La place manque ici pour analyser, même sommairement, cet énorme
ouvrage qui contient un exposé complet fortement charpenté, de la doctrine
évangélique. Quoique, sur plus d’un point, il y ait des réserves sérieuses à formuler,
il ne faut pas oublier qu’au moment où le livre parut, la Réforme en était
encore à ses tout premiers débuts ; on manquait des lumières qui nous ont
été révélées depuis. La tournure d’esprit de l’auteur, si profondément
imprégnée de logique, l’a maintes fois amené à des déductions opposées à la
révélation divine. Ainsi on y trouve développée une théorie de la
prédestination étrangère à l’Écriture. Mais il n’en reste pas moins que l’Institution
chrétienne
, comme on la dénomme habituellement, rendit aux réformés du 16°
siècle des services inappréciables. Elle fut, dans les mains de Dieu, un
instrument merveilleux pour fortifier leur foi et les éclairer, car, — on ne
saurait assez y insister, — ils avaient tout à apprendre. Dans sa préface,
Calvin dédie son ouvrage à François Ier ; le roi, assure-t-on, ne se donna
pas même la peine de la lire. Il vaut la peine d’en citer quelques
extraits :
« Il m’a semblé expédient », écrit Calvin, « de faire servir ce présent livre, tant d’instruction à ceux que j’avois délibéré d’enseigner, qu’aussi de confession de foi envers vous, Sire, afin que vous connoissiez quelle est la doctrine contre laquelle d’une telle rage sont enflambés ceux qui par feu et par glaive troublent aujourd’hui votre royaume… Bien sais-je de quels horribles rapports ils ont rempli vos oreilles et votre cœur… assavoir qu’elle ne tend à autre fin sinon que tous règnes et polices soient ruinés, la paix troublée, les lois abolies. Je ne demande donc point sans raison que vous veuilliez prendre la connoissance entière de cette cause. … J’entreprends la cause commune de tous les fidèles, et même celle du Christ, laquelle aujourd’hui est en telle manière déchirée et foulée en votre royaume qu’elle semble être désespérée… car la puissance des adversaires de Dieu a obtenu que la vérité de Christ soit cachée et ensevelie comme ignominieuse, et que la pauvrette Église soit ou consumée par morts cruelles, ou déchassée par bannissements, ou tellement étonnée par menaces et terreurs qu’elle n’ose sonner mot. Et cependant nul ne s’avance qui s’oppose en défense contre telles furies. Et s’il y en a aucuns qui veulent paroistre très fort favoriser la vérité, ils disent qu’on doit pardonner à l’imprudence et ignorance de simples gens, car ils parlent en cette manière, appelant imprudence et ignorance la très certaine vérité de Dieu ». Que le roi écoute donc, non pour faire grâce aux victimes, mais pour se convertir lui-même à la vérité, qui ne peut pas ne pas devenir claire à qui l’écoute. S’il n’écoute pas, malheur à lui, car « on s’abuse si on attend longue prospérité en un règne qui n’est point gouverné du sceptre de Dieu, c’est-à-dire sa sainte Parole ». Le roi la repoussera-t-il parce que ceux qui la lui prêchent sont « pauvres gens et de mépris ? ». Pauvres ils sont en effet, misérables, mais devant Dieu, comme tous les hommes, en qualité de pécheurs, et c’est pour cela qu’ils s’attachent à cette doctrine qui fait leur force, leur richesse, leur joie, celle du salut par la foi, doctrine, ajoute Calvin, qui « n’est pas nôtre, mais du Dieu vivant et de son Christ ». Elle se résume en un seul point : le salut par Jésus, par Jésus seul. Que le roi daigne au moins lire le livre que l’auteur lui présente, et son courroux tombera. « Par icelle je n’ai prétendu composer une défense, mais seulement adoucir votre cœur, lequel, combien qu’il soit à présent détourné et aliéné de nous, j’ajoute même enflambé, toutefois j’espère que nous pourrons regagner sa grâce, s’il vous plaît une fois, hors d’indignation et courroux, lire cette nôtre confession… Mais si au contraire les détractions des malveillants empêchent tellement vos oreilles que les accusés n’aient aucun moyen de se défendre, et si ces impétueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent toujours cruautés par prisons, fouets, géhennes, coupures, brûlures, nous, certes, comme brebis dévouées à la boucherie, serons jetés en toute extrémité, tellement néanmoins qu’en notre patience nous posséderons nos âmes et attendrons la main forte du Seigneur, laquelle, sans doute, se montrera en sa maison et apparaîtra armée, tant pour délivrer les pauvres de leur affliction, que pour punir les contempteurs qui s’égayent si hardiment à cette heure. Le Seigneur, Roi des rois, veuille établir votre trône en justice et votre siège en équité ! »
Peu après la publication de l’Institution chrétienne
,
Calvin entreprit un voyage sur lequel malheureusement nous ne savons que peu de
choses. Répondant à l’appel de la duchesse de Ferrare, Renée de France, fille
de Louis XII, il se rendit dans cette ville et noua avec la duchesse des
relations épistolaires d’estime affectueuse que seule la mort du réformateur
interrompit. Il ne cessa de diriger et d’exhorter sa royale correspondante avec
cette franchise admirable et il eut la joie d’apprendre sa conversion peu après
qu’elle fut rentrée en France. Peu auparavant Calvin lui avait écrit.
« Quoi qu’il en soit, c’est par trop languir, Madame, et si vous n’avez
pitié de vous, il est à craindre que vous ne cherchiez trop tard remède à votre
mal. Outre ce que Dieu vous a de longtemps montré par sa parole, l’âge vous
avertit de penser que votre héritage et repos éternel n’est pas ici-bas. Et
Jésus Christ vaut bien de vous faire oublier tant France que Ferrare ».
C’est à Renée que Calvin adressa sa toute dernière lettre (4 avril 1564) :
« Madame », écrit-il, « je vous prierai me pardonner si je vous
écris par la main de mon frère, à cause de la foiblesse en laquelle je suis et
des douleurs que je souffre… Je vous prierai aussi de m’excuser si cette lettre
est courte auprès de la vôtre… ».
De Ferrare Calvin regagna la Suisse en passant par la vallée d’Aoste où l’Évangile se répandait rapidement, mais la haine du clergé le contraignit à une fuite précipitée. Traqué de près par ses adversaires, il aurait dû franchir le haut col de la Fenêtre de Bagnes ; mais cette assertion paraît controuvée.
Puis nous retrouvons Calvin à Noyon où il avait à mettre en ordre des affaires domestiques, sans que nous sachions comment il avait réussi à rentrer en France. Il reprit, aussi vite que possible, le chemin de Bâle, accompagné d’une de ses sœurs, Marie, et d’Antoine, le seul frère qui lui restât et qui allait être le compagnon obscur, mais dévoué, de sa vie. Ils se proposaient de gagner Bâle par l’Allemagne ; la guerre qui venait de se rallumer entre François Ier et Charles Quint les en empêcha et les contraignit à suivre la route de France. Telles sont les voies de Dieu qui conduit ses serviteurs par des chemins qu’ils ne prévoient ni ne comprennent.
C’est ainsi que Calvin arriva à Genève.
Au 14° siècle les bourgeois de Genève avaient acquis des
franchises qu’ils défendaient avec une âpreté et une vivacité particulières,
soit contre l’évêque, soit contre la maison de Savoie qui convoitait la possession
de la ville, place de commerce intéressante et point stratégique de grande
valeur. Deux partis s’y formèrent : celui des mamelous
, partisans
des Savoyards, et celui des Eiguenots
(*),
leurs adversaires farouches. Grâce à l’appui des premiers, le duc parvint à
occuper momentanément la vaillante cité, mais les vengeances féroces qu’il
exerça contre ses ennemis les provoquèrent à la résistance. Le duc quitta
Genève pour n’y plus jamais rentrer. Les Genevois conclurent une alliance avec
Fribourg d’abord, plus tard avec Berne.
(*) Ce mot est l’allemand Eidgenossen, « ceux qui sont liés par serment ». Il a donné en français huguenots.
Plusieurs indices donnent à croire qu’à ce moment-là déjà l’idée d’une Réforme travaillait les esprits ; elle trouvait un terrain propice chez ceux qui redoutaient l’autorité épiscopale et comme les évêques dépendaient étroitement de la maison régnante en Savoie, on voit que le mouvement religieux se compliquait de tendances politiques. D’autre part le gouvernement bernois avait confié à Guillaume Farel le soin d’évangéliser les contrées qui lui étaient échues après les guerres de Bourgogne ; il parcourut donc le pays de Vaud, visita Neuchâtel, où Berne prétendait avoir des intérêts, puis se rendit aux Vallées vaudoises du Piémont. À son retour il s’arrêta à Genève en 1532. Son apparition y suscita un tumulte effroyable ; le clergé qui était nombreux (300 prêtres et moines pour une population de 12.000 habitants) veillait à ne pas se laisser déposséder de son influence. Un témoin oculaire nous renseigne en termes pittoresques sur l’état des esprits :
« Que vas-tu faisant çà et là, troublant toute la terre ? » demandait rudement à Farel l’orateur des prêtres rassemblés chez le vicaire de l’évêque. « Qui t’a fait venir en ceste ville ? Dis-nous, de quelle autorité prêches-tu ? Pourquoi es-tu venu troubler ceste ville ? — Ce n’est pas moy qui ay troublé la terre, ne ceste ville », répondit Farel, « mais ce a esté vous et les vostres, qui avez troublé non seulement ceste ville, mais tout le monde par vos traditions et inventions humaines et vies tant dissolues ». À l’ouïe de ces reproches, les ecclésiastiques se précipitèrent sur lui, furieux. « Il a blasphémé », disaient-ils. « Nous n’aurons plus faulte de tesmoings, il est digne de mort. Au Rhône ! Il vault beaucoup mieux que ce meschant Luther meure que de troubler ainsi tout le peuple ». On tira sur lui un coup « d’acquebute » dans la rue, mais il n’en fut pas atteint, au grand regret de l’auteur de ce récit. Deux jours après son arrivée, Farel dut quitter Genève par le lac.
Un de ses compatriotes, Antoine Froment
, le remplaça.
Pour ne pas exciter de soupçons, il ouvrit une école où, tout en enseignant à
lire à ses élèves, il leur expliquait les Écritures. Surpris de cette
innovation, les parents se mirent à accompagner leurs enfants, bientôt si
nombreux que la salle ne put plus les contenir. Alors Froment sortit dans la
rue et, le 1er janvier 1533, il prêcha sur ce texte : « Soyez en
garde contre les faux prophètes qui viennent à vous en habits de brebis, mais
qui au-dedans sont des loups ravisseurs » (Matt. 7:15). Après cette
prédication, les autorités défendirent de prêcher dans Genève sous peine de
trois coups de corde et Froment fut contraint de s’éloigner en présence de
l’irritation que montraient les partisans de l’ancienne tradition religieuse.
Pendant un certain temps le mouvement sembla hésiter, mais Berne lui donna une
impulsion nouvelle en déclarant au gouvernement genevois qu’il mettait comme
condition au maintien de l’alliance récemment contractée la libre prédication
de l’Évangile dans la ville. L’évêque, effrayé, s’en alla ; comme le duc,
il ne revint pas.
La fermentation religieuse devenant de plus en plus intense, Fribourg, fidèle à ses principes catholiques, rompit avec Genève. Farel s’y présenta à nouveau, accompagné de Viret et de Froment. Ils ouvrirent des débats publics auxquels, au début, aucun membre du clergé catholique ne daigna assister ; l’ignorance des prêtres était telle qu’ils n’osaient pas affronter le combat, car Farel leur opposait inexorablement l’Écriture Sainte qu’ils connaissaient encore moins que n’importe quoi. Quelques ecclésiastiques se hasardèrent enfin à entrer en lice, parmi eux un savant dominicain, docteur en Sorbonne. Ce fut sans succès pour leur cause et, après quatre semaines de débats, la Réforme triomphait à Genève. Farel invita les magistrats à se prononcer en faveur de l’Évangile : « Ne souffrez plus que Dieu soit ainsi offensé dans votre ville… Advisez pour l’honneur de Dieu et jugez juste jugement : que la cause de Dieu ne soit mise en arrière ». Le courant populaire entraîna les autorités plus loin qu’elles ne voulaient aller. Les évangéliques dépouillèrent les églises de leurs ornements avec une vraie frénésie. Le Deux-Cents décida que la messe serait provisoirement abolie et, le 21 mai 1536, les citoyens, réunis en Conseil Général, par un vote unanime et solennel, acceptèrent la nouvelle doctrine.
Mais une décision de cette nature, si heureuse fût-elle, ne pouvait transformer les cœurs. La chute du catholicisme ne fit que révéler deux maux très graves qui avaient envahi la cité : l’immoralité et l’incrédulité. Farel s’y attaqua avec son énergie coutumière, montrant que l’Évangile seul pouvait apporter le remède nécessaire à ce funeste état de choses. Les obstacles se multipliaient du fait des attaques renouvelées du duc de Savoie contre la ville ; toutes les préoccupations allaient aux questions militaires. Mais Farel ne perdait pas courage ; il se sentait tenu de persévérer, de lutter sans trêve ni repos : si l’œuvre de Dieu devait échouer à Genève, il fallait au moins que le serviteur du Seigneur la soutint jusqu’au dernier moment. Petit de stature et d’apparence chétive, comme l’apôtre Paul (2 Cor. 10:1, 10), il grandissait, devant les rebelles, de toute la hauteur de son indignation et de sa foi. Les yeux se baissaient devant lui ; les murmures l’accompagnaient, mais de loin, et pour se taire encore dès qu’il se retournait. En chaire, il ne ménageait rien ni personne. Sa parole roulait comme un tonnerre, ses invectives pleuvaient à pleine coupe sur les contempteurs de l’Évangile.
Mais Viret l’avait quitté pour répondre à un appel qu’il avait reçu de Neuchâtel et Farel ne se sentait pas de taille à soutenir seul la lutte bien longtemps encore. Ardent batailleur, il démolissait, mais se rendait bien compte qu’il n’était pas l’homme à reconstruire sur les ruines qu’il amoncelait. Comme Luther, il lui fallait un Mélanchton.
Au milieu de ses perplexités, il vit un jour accourir chez lui
Louis du Tillet, un chanoine à demi réformé, qui avait jadis reçu Calvin à
Angoulême ; c’est dans la riche bibliothèque de son ami que le réformateur
« ourdit premièrement, pour surprendre la chrestienté, la trame de son Institution
chrestienne
». Apprenant que Calvin venait d’arriver à Genève, du
Tillet crut devoir en informer Farel. Celui-ci n’hésita pas un instant et se
rendit en toute hâte à l’hôtellerie où son collègue était descendu, croyant n’y
passer qu’une nuit et repartir le lendemain pour Bâle. Brusquement Farel exposa
le but de sa visite : Calvin avait devant lui une tâche tout indiquée à
Genève ; à tout prix il devait s’arrêter, interrompre son voyage, tout le
travail qu’il pouvait avoir en chantier ; Dieu lui-même lui traçait sans
ambages le chemin à suivre. Calvin repoussa la proposition qui lui était faite.
Il ne se sentait pas qualifié, disait-il, pour cette charge. Il voulait bien
être l’ouvrier du Seigneur dans la grande moisson qui se préparait, au besoin
soldat du Seigneur dans la bataille ; mais défricher un champ, mais
accepter la garde d’un poste déterminé, ce n’était pas son affaire. S’il avait
rendu quelques services, n’était-ce pas par un livre, fruit du travail et de
l’étude ? Qu’on le laissât donc aller là où il pourrait en écrire d’autres.
Farel insista. Le livre était fait ; quel autre pourrait valoir le
commentaire que l’auteur y ajouterait en mettant en pratique les préceptes qui
s’y trouvaient consignés ? Qui avait le droit d’ailleurs, alors que, de
toutes parts, la trompette sonnait, de dire qu’il n’était pas homme d’action,
que sa tâche était d’étudier, d’écrire ? La preuve que Dieu attendait de
Calvin autre chose, c’était que lui Farel, se trouvait sur son chemin et lui
demandait sa collaboration au nom de Dieu. Là-dessus Calvin allégua des raisons
nouvelles, cherchant, semblait-il, à rebuter Farel en lui peignant les défauts
de l’homme qui deviendrait son collègue. Il se connaissait, disait-il ; il
se savait tenace, opiniâtre. Encore une fois, qu’on le laissât s’ensevelir dans
ses études ; là seulement il pouvait valoir quelque chose. Alors Farel
éclata :
« Quand il vit », raconte Calvin lui-même, « qu’il ne gagnait rien par prières, il vint jusqu’à une imprécation, demandant qu’il plût à Dieu de maudire mon repos et la tranquillité d’études que je cherchais, si, en une si grande nécessité, je me retirois et refusois de donner secours et aide. Lequel mot m’épouvanta et ébranla tellement, comme si Dieu eust d’en haut étendu sa main sur moi pour m’arrêter, que je me désistai du voyage que j’avois entrepris ; toutefois, sentant ma honte et ma timidité, je ne voulus point m’obliger à exercer une charge certaine ».
Calvin céda donc, mais comme devait céder un caractère de sa trempe, c’est-à-dire avec la profonde conviction qu’il cédait à Dieu, non à un homme. Mais l’homme lui resta toujours cher et vénérable. Il aimait à se rappeler cette scène, cette « adjuration épouvantable ». Aux jours mauvais, il reprenait courage à la pensée de cette main « étendue d’en haut » pour le saisir et le soutenir, et aux jours heureux il remerciait le Seigneur de l’avoir choisi et soutenu. Il se la rappela sans doute quand le vieux Farel le vint voir pour la dernière fois, lui plus jeune de tant d’années, mais consumé avant le temps. Farel ne venait plus, ce jour-là, pour « l’arrêter », mais pour lui envier le bonheur du départ auprès du Seigneur et les félicités du repos sans fin.
Calvin se trouvait ainsi, contre son gré, fixé sur le champ de travail auquel Dieu le destinait. À part un court intervalle, il y resta jusqu’à la fin de sa vie, soit pendant près de vingt-huit ans qu’il employa à faire de Genève la « Rome protestante ». Il y a de sérieuses réserves à énoncer sur l’organisation qu’il créa de toutes pièces, toujours en suivant le penchant très logique de son esprit, au lieu de se laisser diriger par l’Esprit de Dieu. On lui objecterait avec raison, selon Jean 6:63: « C’est l’Esprit qui vivifie ; la chair ne profite de rien ». Néanmoins on ne peut qu’admirer, et en rendre grâces à Dieu, la ténacité avec laquelle il tint tête aux assauts incessants qu’il subit, qu’il repoussa toujours, au nom de la vérité qu’il défendit avec opiniâtreté envers et contre tous.
De concert avec Farel il rédigea une Confession de foi
,
« un bref formulaire de confession et de discipline », selon Théodore
de Bèze, ainsi qu’un Catéchisme
pour l’instruction de la jeunesse. Le
premier de ces ouvrages surtout, reflet ou plutôt synthèse des principes
développés dans l’Institution chrétienne
, mérite de retenir l’attention.
Rejetant toute tradition ecclésiastique, Calvin exige la soumission de la vie tout entière à la lettre de la Parole de Dieu, « règle à suivre, sans y mêler aucune chose, sans y ajouter ni diminuer ». « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité » (Jean 4:24). Donc point de « cérémonies et observances charnelles, comme si Dieu se délectoit en telles choses ». Point de « fiance en créature aucune ». Point d’images dans les temples, ni représentation de Dieu. « Comme Dieu est le seul Seigneur et Maître, nous confessons que toute notre vie doit être réglée aux commandements de sa sainte loi, et que nous ne devons avoir autre règle de bien vivre, ni inventer autres bonnes œuvres pour complaire à lui que celles qui y sont contenues ».
« Aveugle en ténèbres d’entendement », corrompu et « pervers de cœur » (*1), l’homme ne peut, par lui-même, ni parvenir à la vraie connaissance de Dieu, ni « s’adonner à bien faire » (*2). Il a donc besoin d’être « illuminé de Dieu » et « redressé à l’obéissance de la justice de Dieu ». Conséquence de ce qui précède, l’homme doit « chercher autre part qu’en soi le moyen de son salut ».
(*1) Rom. 3:10-19 — (*2) Rom. 7:18-20.
Jésus est celui qui nous « a été donné du Père, afin qu’en lui nous recouvrions tout ce qui nous fait défaut en nous-mêmes » (*1). C’est par lui que nous sommes « réconciliés et remis en grâce » (*2) c’est par l’effusion de son sang que « nous sommes nettoyés » de toutes nos souillures.
(*1) Actes 4:12 — (*2) Col. 1:21.
Telle est l’œuvre de son Esprit. Notre volonté « est rendue conforme à celle de Dieu » (*1). Nous sommes « délivrés de la servitude du péché » (*2), et c’est ainsi seulement que « nous sommes faits capables de bonnes œuvres » (*3). Cependant, malgré la régénération, il reste en nous beaucoup de mal et d’imperfections. Ainsi nous « avons toujours besoin de la miséricorde de Dieu » et nous devons toujours « chercher notre justice en Jésus Christ, ne rien attribuant à nos œuvres ».
(*1) Phil. 2:13 — (*2) Rom. 6:6 — (*3) 2 Tim. 2:21.
Tous ces bienfaits nous sont accordés « par la seule miséricorde et clémence de Dieu, sans aucune considération du mérite de nos œuvres ». Et cependant les œuvres « que nous faisons en foi » lui sont « plaisantes et agréables », parce que, ne nous imputant point « l’imperfection qui y est », il ne voit plus en elles que ce qui « procède de son Esprit ». La foi est « l’entrée à toutes ces richesses ». Elle consiste à croire « aux promesses de l’Évangile », et à recevoir Jésus Christ « tel qu’il nous est décrit par la Parole de Dieu ».
Tout nous vient de Dieu par l’intermédiaire de Jésus Christ ; toute autre invocation est donc superflue et même criminelle. Toute prière qui ne « procède pas de l’affection du cœur est nulle ». Point d’ordonnances légitimes que celles qui sont fondées sur la Parole de Dieu ; point donc de « pèlerinages, moineries, différences de viandes, défenses de mariage, confesses et autres semblables ».
Suivent enfin des instructions concernant la cène et le baptême.
Jusqu’ici, on le voit, Calvin se tient sur le terrain
strictement évangélique. Mais il l’abandonne complètement dans ses Articles
concernant le règlement de l’Église
, qui investissent les autorités civiles
de la fonction de rechercher et de punir toute infraction aux lois chrétiennes.
Aux pasteurs le droit de provoquer tous les règlements qu’ils jugent
nécessaires, de signaler aux magistrats les délits, d’en prescrire la punition.
Après avoir proclamé très haut la miséricorde de Dieu, sa grâce envers le
pécheur repentant, Calvin replaçait Genève sous l’étreinte d’une loi
implacable. Il constituait « l’État chrétien », sans se rendre compte
que cette qualification demeure stérile tant que tous ceux qui composent l’État
ne sont pas chrétiens eux-mêmes ; la foi est affaire individuelle qu’on ne
peut imposer à la collectivité. Comment ranger sous le même drapeau les
convertis et les inconvertis ? Le système de Calvin engendrait fatalement
l’hypocrisie. Appliqué avec une vigueur excessive, il contraignait ceux qui voulaient
échapper aux pénalités draconniennes prévues contre les délinquants, à mener
une vie apparemment conforme à l’enseignement biblique. Mais cela ne pouvait
durer indéfiniment. Un jour ou l’autre une infraction était commise, qui
entraînait le châtiment ou bien provoquait la révolte. Il n’y a pas à mettre en
doute la piété, l’absolue sincérité d’une partie importante de la population de
Genève ; mais même dans ces milieux régnait un formalisme capable de tuer
la vie spirituelle, la stricte observance des devoirs religieux étant l’objet
d’un contrôle sévère. Et comment faire faire l’examen des cœurs ? Comment
s’assurer de la réalité de la conversion, du moment que toute liberté
quelconque était éteinte et que le devoir primordial consistait à suivre le chemin
tracé par la loi humaine et non pas celui donné par la Parole de Dieu ?
On fait remarquer que Calvin suivait ici la ligne générale de son époque où, longtemps avant lui, on limitait à outrance. À la fin du Moyen Âge, faute d’une organisation politique solidement établie, les magistrats prenaient souvent des mesures rigoureuses pour enrayer par exemple les dépenses inconsidérées des citoyens, faute de quoi ceux-ci n’arrivaient pas à acquitter leurs impôts et les villes couraient à la ruine. Pour ne citer que Genève, on y relève, peu avant la Réformation, quatre ordonnances contre les jeux de hasard, quatre autres contre les abus de danses, d’autres contre la débauche, l’ivrognerie, les blasphèmes. Les lois somptuaires, destinées à prévenir les excès dans la mode, s’imposaient. Mais on regrette d’autant plus de voir Calvin, l’Évangile en mains, suivre des pratiques analogues sans montrer au préalable le vrai remède : le salut personnel par la foi dans l’œuvre de Jésus.
À Genève les luttes prolongées contre les ducs de Savoie et les évêques avaient stimulé au plus haut point le sentiment de la liberté. Les citoyens ne l’avaient emporté que par leurs propres efforts, sans aucun secours du dehors, sauf quelque appui de la part des Bernois. Fiers à juste titre de cette indépendance politique, acquise ainsi à la force du poignet, ils ne toléraient pas la moindre mainmise quelconque sur les droits de la cité. La même tendance se retrouvait dans les relations quotidiennes : chacun prétendait vivre pour soi et mener son existence comme il lui convenait ; peu lui importait son entourage. C’était l’individualisme poussé à outrance ; l’unité ne se reconstituait que pour tenir tête à l’ennemi du dehors. On comprend donc que les mesures disciplinaires prévues par Calvin produisirent une impression des plus pénibles. Toutefois on s’y soumit d’abord, dans l’espoir sans doute qu’à la pratique elles se révéleraient moins gênantes qu’on ne le craignait. Néanmoins des murmures se firent entendre :
« Calvin », disait-on, « était chargé d’expliquer l’Écriture ; de quel droit se mettait-il à faire autre chose, à parler des mœurs, à censurer ? Il faisait bien de montrer qu’on ne voulait plus la messe, et le pape, et la confession, et le reste. Prétendait-il relever une autorité abattue, pour devenir comme le confesseur et le pénitencier de la cité ? ». Calvin ne se fit point illusion sur la virulence de ces attaques. « Nous sommes en face des plus graves difficultés », écrivait-il à son ami Bullinger, le pasteur de Zurich ; « le peuple, en brisant le joug des prêtres, croit avoir secoué toute autorité en ce monde. Des citoyens disent. « La connaissance de l’Évangile nous suffit ; nous savons le lire, et nos actions ne vous regardent pas ». La plupart des hommes sont plus disposés à nous regarder comme prédicants que comme pasteurs. Ah que le relèvement de l’Église sera chose difficile ! Il faudra lutter contre les plus mauvaises inspirations de la chair et du sang ».
Mais Calvin et Farel étaient de ceux qui s’affermissent dans les périls qu’ils prévoient. Ils insistèrent auprès des conseils de la ville sur la nécessité absolue qu’ils voyaient de prendre des mesures immédiates et énergiques en vue du rétablissement des mœurs ; les magistrats leur donnèrent raison, non sans avoir obtenu de légers adoucissements, et l’exécution du plan tracé commença.
On ferma les maisons de jeu ; des joueurs ayant été saisis avec des dés pipés, l’un d’eux fut condamné à être exposé une heure, à Saint-Gervais, avec ses cartes autour du cou. Un adultère et sa complice furent promenés ignominieusement à travers les rues. L’auteur d’une mascarade ignoble dut demander pardon, à genoux, dans la cathédrale. Un homme coupable de faux serment fut hissé sur une échelle et y resta plusieurs heures, la main droite attachée en haut. Une coiffeuse, qui avait paré avec immodestie une jeune épouse, se vit condamnée à deux jours de prison. Des parents subirent des châtiments pour avoir négligé ou refusé d’envoyer leurs enfants à l’école. Au surplus, Calvin disait : « Je ne blâme pas les amusements au fond ; la danse et les jeux de cartes ne sont pas, en soi, un péché ; mais combien facilement ces plaisirs parviennent à dominer ceux qui s’y adonnent fréquemment ! Là où l’impureté est devenue une ancienne habitude, il faut éviter tout ce qui amène le danger d’y retomber ».
Cette police morale fut d’abord bien accueillie : les riches y étaient soumis, comme les pauvres, les grands comme les petits ; aucun lien de famille, aucun mérite politique n’en exemptait. Un homme considérable, pris en faute, faisait valoir auprès de Calvin les services qu’il avait rendus à Genève dans ses jours de péril pour l’indépendance nationale : « C’est un acte de mauvais citoyen », lui répondit Calvin, « quand on a versé son sang pour la patrie, de réclamer pour récompense le droit de pécher et de donner de mauvais exemples ».
Il faut ajouter que les deux réformateurs ne se bornèrent pas à réprimer, bien loin de là. Ils savaient combien il importe d’atteindre les cœurs et les consciences et d’agir puissamment sur les âmes. Aussi ils multiplièrent leurs relations, leurs visites, leurs enseignements dans l’intérieur des familles. Ils cherchaient à mettre à la portée de tous leurs doctrines avec leurs préceptes et s’appliquaient à bien connaître les opinions des citoyens, à rallier et encourager les croyants, à éclairer, à raffermir les incertains. Ce travail produisit des résultats bénis dont, comme toujours, l’ennemi se servit pour redoubler de malveillance. Les passions opposées s’enflammaient, les partis se dessinèrent avec netteté et se séparèrent profondément. C’est alors que l’on constitua le groupe des Libertins, terme auquel il ne faut pas appliquer le sens péjoratif que nous lui donnons de nos jours, bien que certains de ses membres ne l’aient que trop mérité. En principe les Libertins étaient les indépendants, les adversaires de toute sujétion politique, morale ou religieuse, les ennemis déclarés par conséquent du nouvel ordre de choses ; ils avaient beau jeu pour faire vibrer cette corde-là : « Que restait-il des vieilles franchises de la ville ? On ne les avait donc conservées, malgré le duc, malgré l’évêque, que pour se laisser imposer, au nom de la religion, des lois auxquelles l’évêque n’avait jamais songé et que le duc n’aurait pas appuyées ? »
Faisant un pas de plus, les pasteurs demandèrent que la Confession de foi fût imprimée et présentée à chacun des habitants de la ville, pour qu’ils déclarassent, par leur signature, s’ils y adhéraient ou non. Le résultat ne se fit pas attendre : à côté de ceux qui acceptèrent joyeusement et d’autres, moins nombreux, qui opposèrent leur refus, il se trouva un certain nombre de citoyens qui ne dirent ni oui ni non. Selon nos idées, ils étaient dans leur droit ; selon la conception du 16° siècle, ils faisaient acte de révolte, et en furent sévèrement blâmés, surtout par Corault, un collègue de Calvin et de Farel, jadis moine, ensuite prédicateur à la cour de Navarre, vieux, aveugle, et plein de verve, à l’éloquence inculte, mais puissante. Ses excès de langage, en cette occurrence, comme dans d’autres, obligèrent les magistrats à le mettre en prison, pour quelques jours, il est vrai ; il n’en sortit que pour s’entendre condamner à l’exil. Il mourut peu après.
Les élections qui suivirent donnèrent la majorité aux Libertins dans les Conseils de la ville. Des quatre syndics, trois leur appartenaient. On voit aussitôt réapparaître « certaines mauvaises mœurs, tant de nuit que de jour, ainsi que chansons et paroles déshonnêtes ». Les nouveaux magistrats cherchèrent à y mettre ordre, mais comment faire respecter leur autorité alors qu’on connaissait leur désapprobation à l’endroit des mesures restrictives ? Ils hésitaient cependant devant la perspective de luttes où, depuis dix-huit mois, la passion de leurs partisans et les leurs propres les poussaient de jour en jour.
Un incident d’ordre liturgique amena l’explosion. Les Conseils de la ville adoptèrent une modification au rituel établi, sans en référer à l’autorité ecclésiastique. Comme il s’agissait de la célébration de la Cène, Calvin et Farel déclarèrent qu’ils ne la distribueraient pas à ceux qui admettaient l’innovation proposée. Ils n’en montèrent pas moins en chaire le dimanche de Pâques 1538, non pour parler du Seigneur, mais pour vitupérer contre leurs adversaires, magistrats et citoyens. Il en résulta un violent tumulte et, le lendemain, les deux pasteurs reçurent l’ordre de « vider la ville dans trois jours ».
Il y a certainement beaucoup à leur reprocher. Néanmoins, pour apprécier à sa juste valeur leur attitude agressive et peu en harmonie avec les principes évangéliques, il importe de la situer dans l’ambiance de l’époque. Très violemment attaquée, la Réforme était provoquée à se défendre tout aussi âprement. Ces serviteurs de Dieu commirent des fautes ; mais nous savons par ailleurs leur ardent désir de suivre le Seigneur tout en marchant dans sa dépendance. Calvin s’en est expliqué en ces termes : « Toutes les fois que je pense combien j’ai été malheureux à Genève, je tremble dans tout mon être ; le souci de l’état des âmes, dont un jour Dieu me demanderait compte, me mettait au supplice quand j’avais à distribuer la Cène ; bien que la foi de beaucoup d’entre eux me parût douteuse, suspecte même, ils s’y pressaient tous sans distinction. Je ne saurais dire de quels tourments ma conscience était assiégée, le jour et la nuit ».
Farel retourna à Neuchâtel, séparation douloureuse pour les deux amis dont l’affection s’était affermie dans les luttes soutenues en commun. Quant à Calvin, il se rendit à Strasbourg où il ne tarda pas à occuper une position en vue comme pasteur et comme professeur : chaque matin il donnait une leçon sur l’Évangile selon Jean. Au pied de sa chaire se groupait un nombreux auditoire où l’on voyait beaucoup de réfugiés français, avides d’entendre expliquer la Parole de Dieu. Chargé aussi de plusieurs missions en Allemagne, Calvin entra ainsi en contact avec les protestants de ce pays. Dans ces diverses réunions, où l’on agitait des questions fort importantes et profondes, ainsi que des controverses épineuses, il apporta un esprit modéré, vraiment inspiré de la pensée du Seigneur. Non pas qu’il ne condamnât sans pitié les erreurs qui s’étaient déjà glissées parmi les chrétiens ; mais là où faire se pouvait, il déploya toute son énergie pour éviter les divisions, pour rapprocher les cœurs sur le terrain de la vérité, exhortant chacun à renoncer aux animosités personnelles et à rechercher la communion des enfants de Dieu. Il n’avait nullement désiré jouer ce rôle, écrit-il : « Combien que toujours je continuasse à estre semblable à moi-même, c’est à savoir de ne vouloir point apparoistre en grandes assemblées, je ne sais comment toutefois on me mena, comme par force, aux dites assemblées où bon gré malgré il me fallut trouver en la compagnie de beaucoup de gens ».
Chose étrange, Calvin ne rencontra jamais Luther et le regretta vivement : « Rien n’est plus important », écrivit-il à un ami, « que de maintenir une vraie harmonie entre tous les hommes à qui le Seigneur a confié, dans ce qui le concerne, une sérieuse influence. C’est sur ce point que Satan a les yeux fixés ; il ne travaille à rien tant qu’à susciter parmi nous des querelles et à nous isoler les uns des autres ». En revanche Calvin se lia d’une amitié intime avec Mélanchton, malgré les qualités très divergentes de leurs caractères : autant Calvin avait de précision et de fermeté dans l’esprit, autant son ami était doux, accessible aux influences diverses, facile à ébranler et à intimider, soit par ses proches, soit par ses adversaires, et enclin aux concessions pour éviter la lutte. Frappé de ces dispositions et de leurs inconvénients pour leur cause commune, Calvin fut pour Mélanchton un censeur indépendant et véridique, le mettant en garde contre ses faiblesses, sans toutefois jamais le blesser ; au contraire, ses lettres sont empreintes de la mansuétude la plus parfaite, jointe à une fermeté bien avertie.
En effet, et quoi qu’on ait dit à ce sujet, Calvin était homme de cœur, très attaché à ses amis, et il avait besoin d’affection. « Son cœur était dans sa tête », a-t-on affirmé ; mais il lui manquait aussi un dérivatif à son travail intense. Il songea à se marier. S’il ne trouva pas facilement la compagne qu’il lui fallait, c’est qu’il désirait, dans cette conjoncture de toute importance, n’agir que sous la direction expresse du Seigneur. Il fit enfin la connaissance d’une veuve avec trois enfants, Idelette Storder, originaire de la petite ville de Bure en Gueldre. Bucer la suivait de près. Il avait vu ses belles et solides qualités se développer encore, dans son veuvage, sous le poids de l’épreuve et du devoir. Le choix de Calvin se fit bientôt. Idelette lui apportait en dot une piété sérieuse, une tendresse vigilante, un cœur enfin à la hauteur de tous les sacrifices. Elle fut pour lui une compagne dévouée et le réformateur rencontra réellement chez elle « l’aide qui lui correspondait ». Ses lettres, où il parle assez fréquemment de sa femme, permettent de fixer sa physionomie morale ; ce sont les traits de la chrétienne, appliquée à tous les devoirs de sa vocation. Visiter les pauvres, consoler les affligés, accueillir les étrangers qui viennent frapper à la porte de son mari ; veiller à son chevet durant les jours de maladie, ou lorsque, bien disposé « par tout le reste du corps », il est « tourmenté d’une douleur qui ne le souffre quasi rien faire », tellement qu’il a « presque honte de vivre ainsi inutile » ; le soutenir aux heures de découragement et de détresse ; prier, enfin, seule au fond de sa demeure, quand l’émeute gronde de toutes parts et que, dans les rues, s’élèvent des cris de mort contre les ministres : voilà les soins qui remplissaient la vie d’Idelette.
Pendant ce temps, à Genève, l’administration des Libertins produisait ses fruits désastreux qui entraînaient de graves périls politiques. On attaquait la Confession de foi ; on congédiait, sous prétexte d’insoumission, les maîtres du Collège fondé par Calvin ; chaque nuit, quand ce n’était pas de jour, on assistait en pleine rue à des scènes grossières de licence. Aussi les catholiques relevèrent la tête. Une conférence se réunit à Lyon « pour chercher et mettre en œuvre les moyens de rétablir dans Genève l’ancienne religion ». Les bannis, de leur côté, visaient à mettre la main sur la ville. Enfin les vrais patriotes s’émurent. Devant ces intrigues extérieures le crédit des Libertins baissa rapidement et les hommes d’ordre et de piété reprirent le leur. Exprimée d’abord timidement, l’idée de rappeler les réformateurs exilés fit son chemin et ils en furent informés. Au premier moment Calvin s’y refusa catégoriquement, malgré les instances de Farel — qui, lui, ne pouvait quitter Neuchâtel — et répondit à ce dernier : « je savois bien », lui écrivait son ami, « que tu me presserois ; mais tu aurois eu pitié de moi si tu avois vu quelle angoisse m’a saisi quand ce message m’est arrivé ; j’étois à peine en possession de moi-même. Quand je me rappelle quelle vie j’ai menée là, je frissonne jusqu’au dedans de l’âme à l’idée d’y retourner. C’était à grand-peine alors que j’estouffois les pensées de fuite qui s’élevoient en moi ; je me sentois les mains et les pieds liés à cette ville par la volonté de Dieu. Et maintenant que sa grâce m’a rendu libre, j’irois de nouveau, par ma propre volonté, me replonger dans cet abîme dont je connois si bien l’horreur et les périls ! … Et pourtant, plus je me sens enclin à me détourner avec effroi de cette tâche, plus j’entre en défiance de moi-même. Je laisse donc l’affaire aller toute seule, et je prie mes amis de ne pas me presser. Je n’abandonnerai en aucun cas l’Église de Genève qui m’est plus chère que la vie ; je ne cherche pas ma commodité ni des subterfuges ; mais il faut que la volonté de Dieu me soit claire pour que je puisse marcher en sûreté et sous sa bénédiction ».
Cette volonté se manifesta toujours plus clairement. Le Conseil général de Genève révoqua l’arrêt d’exil prononcé trois ans auparavant et déclara « tenir Calvin et Farel pour gens de bien et de Dieu, et approuver tout ce que le Conseil d’État avoit fait pour ravoir Calvin et tout ce qu’il pourroit faire encore ». Calvin résista longtemps aux démarches faites auprès de lui dans ce sens, tellement les souvenirs terrifiants de son premier séjour le hantaient. « Plutôt cent autres morts », écrit-il à Farel, « que cette croix sur laquelle mille fois par jour il me faudrait périr ». Il finit pourtant par céder aux arguments de Viret et aux objurgations de Farel : « Plus mon esprit recule d’horreur devant cette charge et plus je me deviens suspect à moi-même… Non pas ce que je veux, ô Dieu, mais ce que tu veux ! » Longtemps après, racontant ses angoisses de cette époque : « Enfin », dit-il, « le regard de mon devoir, que je considérois avec révérence et conscience, me gagna, et fit condescendre à retourner vers le troupeau d’avec lequel j’avois été comme arraché ; ce que je fis avec tristesse, larmes, grande sollicitude et détresse, comme le Seigneur m’en est très bon témoin ».
On dépêcha à Worms, où il résidait alors, un héraut pour le chercher. Deux conseillers reçurent mission de l’installer dans la maison qu’on lui destinait. Les registres de la ville donnent d’intéressants détails à cet égard :
« Ordonné qu’il lui soit acheté du drap pour lui faire une robe… Fait mandement au trésorier de livrer pour la robe de Maistre Calvin, enclus drap et fourrure, huit écus soleil. Salaire de Maistre Calvin, lequel est homme de grand savoir et propice à la restauration des Églises chrestiennes, et supporte grande charge de passants : sur quoi résolu qu’il ait de gage par an cinq cents florins, douze coupes de froment et deux bossots de vin ».
Rentré à Genève, Calvin se garda bien de faire montre des appréhensions qu’il avait ressenties. Il demanda seulement au Conseil de « mettre ordre sur l’Église et que iceluy fust mis par écrit ». Quand, le dimanche suivant, il monta en chaire, il ne prononça pas le discours émouvant auquel beaucoup de personnes s’attendaient, ne fit pas la moindre allusion au passé, mais reprit simplement l’explication de l’Écriture au verset où il en était resté trois ans auparavant. Le peuple l’accueillit avec joie. « Il fut tellement reçu de singulière affection », dit Théodore de Bèze, « par ce pauvre peuple affamé d’ouïr son fidèle pasteur, qu’on ne cessa point qu’il ne se fût arrêté pour toujours » ; car le Conseil de Strasbourg avait d’abord refusé de faire plus que de le prêter aux Genevois ; il fallut de longs et laborieux pourparlers pour que Strasbourg consentît enfin à renoncer à le voir revenir.
Le second séjour de Calvin à Genève dura vingt-trois ans, soit
jusqu’au jour de sa mort. Il n’y a pas lieu de s’y arrêter très
longuement ; bien des traits rappellent le premier. Calvin développa
encore les principes, affirmés dans l’Institution chrétienne
, en
profitant de ses expériences qui lui dictèrent quelque modération, sans que,
pour cela, il transigeât sur ce qu’il envisageait comme essentiel, c’est-à-dire
l’absolue soumission de la population entière à la doctrine évangélique,
enseignée dans l’Écriture Sainte, sous peine, pour les récalcitrants, des châtiments
les plus sévères. L’Église et l’État demeuraient étroitement unis, avec leurs
rôles respectifs mieux délimités que par le passé ; le cas échéant, ils se
prêtaient mutuel appui. Calvin mit un soin particulier à proclamer très haut et
à maintenir intégralement l’autorité de la Parole de Dieu, guide de toute la
vie quotidienne et base unique de toute prédication. Celle-ci devait toujours
reposer sur un passage biblique dont les pasteurs n’avaient à s’écarter sous
aucun prétexte, pour faire des digressions morales ou autres. Calvin leur
recommandait d’être brefs et incisifs, d’éviter toutes les longueurs qui
risqueraient de fatiguer les auditeurs. « Il y a une chose dont je veux
parler », écrivait-il un jour à Farel. « On dit que la longueur des
sermons est un sujet de plainte. Tu m’as dit toi-même plus d’une fois que tu
voulois y veiller ; ne l’oublie pas, je t’en supplie… Et puisque ce n’est
pas pour notre propre édification que le Seigneur nous appelle à monter en
chaire, mais pour celle du peuple, il est de ton devoir de te modérer de telle
sorte que la Parole de Dieu n’ait pas à pâtir de ce que tu auras lassé les
gens ». Même observation sur les prières, bien que Farel, au dire de tous
les contemporains, priât admirablement. « Il vaut mieux prier longuement
en particulier, brièvement dans l’assemblée. Si tu attends de tous une ardeur
égale à la tienne, tu te trompes ».
Calvin donnait aussi une grande importance au chant. « Certes », disait-il, « les oraisons des fidèles sont froides, si bien que cela doit nous tourner à grande honte et confusion. Les psaumes nous pourront inciter à élever nos cœurs à Dieu, et nous émouvoir à une ardeur tant de l’invoquer que d’exalter par louanges la gloire de son nom ». En attendant qu’on eût des cantiques en nombre suffisant, on chantait des Psaumes, traduits par Clément Marot et par Théodore de Bèze. Calvin avait un tel souci de ne jamais s’écarter du texte biblique qu’il fit imprimer, au bas de chaque page, la traduction exacte, en prose, du texte hébreu, ne voulant pas qu’on pût attribuer au psalmiste ce qui pouvait être dû aux exigences de la versification.
Dans tout ce travail d’organisation, Calvin trouva d’actifs collaborateurs parmi ceux qui avaient contribué à son retour à Genève. On est ému et reconnaissant à Dieu de ce qu’il suscita, en faveur de son œuvre, une pareille pléiade d’hommes, entièrement dévoués à la cause de l’Évangile. Ce noyau se maintint solide au milieu des orages qui surgirent ; le Seigneur ne resta donc pas sans témoins dans cette ville de Genève, souvent si rebelle à la vérité et si encline à méconnaître les bénédictions dont elle avait été l’objet.
Il est bon de préciser dans quelle mesure Calvin s’occupa de l’administration de la ville ; on se fait parfois des opinions exagérées à ce sujet. Son autorité resta essentiellement morale et ecclésiastique, mais on avait l’habitude de le consulter sur les matières les plus diverses, sans pour cela suivre nécessairement son avis. On s’adressait à lui quand il s’agissait de conclure un traité avec Berne, comme aussi sur l’introduction d’un nouveau moyen de chauffage ; on lui confiait volontiers la rédaction d’une note diplomatique ; on le chargeait même de négociations avec les États voisins. Il faut dire que la très haute culture de Calvin le désignait tout naturellement à des missions délicates. Mais on aurait tort de parler d’une « tyrannie » qu’il aurait exercée sur la cité. Souvent on ne se rangeait pas à ses conseils. Ses ouvrages étaient soumis à la censure, comme tout ce qui s’imprimait à Genève ; on lui imposait certaines corrections et il devait les accepter. En revanche, dans le domaine des mœurs, Calvin exerça une autorité incontestable, qui donna à la ville une physionomie tout à fait à part : plus de fêtes mondaines, de spectacles, de danses, de débauche ; le luxe est banni ; la simplicité règne dans les vêtements et à table ; les crimes, les délits, qui abondaient, se font rares. Tout respire l’ordre, l’honnêteté, la pureté, la décence, la piété.
Mais de nouveau Satan mit tout en œuvre pour entraver les efforts des défenseurs de la Parole de Dieu. Instruits par les fautes qu’ils avaient commises, les Libertins crurent de bonne politique de se tenir sur une réserve prudente, tout en suivant de près les actes du réformateur ; leur perspicacité, sans cesse en éveil, leur permit de tirer parti des fautes commises par Calvin dans l’application trop rigide et sans appel de son système. Ils surent exciter la population contre ce qu’ils taxaient d’atteintes portées aux anciennes libertés de Genève, mot juste en apparence, si la liberté consiste à faire tout ce qu’on veut, sans tenir compte de son prochain, ni surtout des enseignements de Dieu, mais foncièrement inique quand on considère sous son vrai jour l’œuvre de régénération morale que poursuivait Calvin, en montrant aux citoyens les sentiers du Seigneur et surtout en leur faisant voir où trouver le salut de leurs âmes.
Ce furent de nouveau des vexations sans nombre, imaginées par les Libertins pour entraver l’œuvre de Dieu : tapages, orgies nocturnes, débauche, rien n’y manquait. Un jour Calvin dirigeait une étude biblique ; devant lui se groupaient des centaines d’hommes, parmi eux nombre de futurs prédicateurs et de futurs martyrs. Soudain on entendit au-dehors un grand vacarme, des éclats de rire immodérés, des cris, des propos malsonnants, qui forcèrent Calvin à s’interrompre dans son exposé. C’étaient une vingtaine de Libertins qui donnaient, par haine contre le réformateur, un échantillon de leurs allures et de ce qu’ils appelaient la liberté. Contre de pareils forcenés qui, à leur honte, assistaient encore aux services religieux, Calvin n’avait qu’une arme à employer, celle de l’excommunication. Il en usa et il en résulta un orage tel qu’il s’attendit à une nouvelle sentence d’exil. Il l’annonça dans une de ses prédications où il avait pris pour sujet les adieux de Paul aux Éphésiens (Actes 20:17-38) et tout l’auditoire fondit en larmes quand il termina par les paroles mêmes de l’apôtre : « Je vous recommande à Dieu et à la parole de sa grâce ». Le Seigneur intervint en faveur de son serviteur ; il inclina les cœurs des magistrats à une plus juste compréhension des événements et Calvin sortit grandi de cette dure épreuve.
La question des réfugiés servit de nouveau prétexte à la haine des Libertins. Genève considérait comme un devoir et un honneur d’accueillir avec une généreuse hospitalité les nombreux fugitifs de France « pour cause de religion » qui venaient lui demander assistance ; à beaucoup elle accordait le droit de bourgeoisie. Or les Libertins s’indignaient de les voir se multiplier dans la ville ; ils ne comprenaient rien à ce pieux héroïsme qui leur avait fait quitter châteaux et terres pour devenir simples sujets d’une toute petite république et se soumettre à ces ordonnances rigides dont eux, bourgeois, ne voulaient pas. Quant à ceux qui gagnaient leur vie du travail de leurs mains, on ameutait contre eux les artisans en leur faisant redouter une concurrence ruineuse, reproche des plus immérités, car, partout où ils s’établirent, ces réfugiés apportaient, avec l’exemple d’un travail consciencieux et persévérant, des procédés nouveaux. Le Seigneur permit qu’ils fussent ainsi en riche bénédiction matérielle à leur entourage. C’est lui encore qui réduisit à néant les odieuses machinations des Libertins contre ces nobles témoins de la vérité. L’émeute ourdie contre eux avorta piteusement. Les révoltés eurent beau crier et faire crier que les réfugiés allaient saccager la ville ; les citoyens ne s’émurent pas ou du moins ne s’émurent que pour aller grossir les rangs des amis de l’ordre. Les Libertins semblaient avoir pris à tâche de ne mériter aucune indulgence. Plusieurs d’entre eux subirent la peine de mort ; d’autres avaient fui ; le reste fut exilé.
Au plus fort de ce conflit éclata l’affaire de Michel Servet. Espagnol d’origine, il avait, dans plusieurs ouvrages, énoncé des théories fort désordonnées, matérialistes et panthéistes, et contestait la doctrine de la Trinité. En politique il s’affichait comme un révolutionnaire. Établi à Vienne en Dauphiné, il n’avait échappé que par une fuite précipitée à une sentence de mort par le feu, formulée par le tribunal catholique. Plus tard on le trouve à Genève. Calvin le signala aussitôt à la justice comme un individu dangereux. Il s’ensuivit un long procès au cours duquel on donna à l’accusé toutes les possibilités de se défendre et aussi de se rétracter. Il les repoussa, affichant une intransigeance hautaine et s’en prenant surtout à Calvin qu’il accabla d’outrages. « Misérable ! » s’écria-t-il, « tu ne sais ce que tu dis ; tu persistes à condamner ce que tu n’entends point. Penses-tu étourdir les juges par ton aboy ? Tu as l’entendement confus, en sorte que tu ne peux entendre la vérité. Tu en as menti, tu en as menti, tu en as menti, calomniateur ignorant ! »
Un tel entêtement entraînait une condamnation, et d’après la jurisprudence contemporaine c’était la mort. Mais, avant de se prononcer, les juges, sentant la gravité des circonstances, prirent l’avis des autorités de Bâle, Berne, Schaffhouse et Zurich. Leurs réponses, unanimes, se résument dans celle de Zurich : « Vous ne laisserez venir en avant la méchante fausse intention de votre dit prisonnier, laquelle est totalement contraire à la religion chrétienne, et donne de grands scandales ». Le Conseil de Genève se rangea à cette opinion et Servet fut brûlé vif.
On a violemment exploité cette affaire contre Calvin ; il s’est expliqué lui-même en ces termes : « Depuis que Servet fut convaincu de ses hérésies, je n’ai fait nulle instance pour le faire condamner à mort ; et de ce que je dis non seulement toutes gens de bien me seront témoins, mais aussi je dépite (je défie) tous les malins qu’ainsi ne soit ». Une fois la sentence prononcée, il insista vivement, mais sans succès, pour que le coupable fût décapité. On déplore néanmoins que, versé comme il l’était, dans les Écritures, il n’ait pas mis à profit cette exhortation du Seigneur : « Soyez miséricordieux, comme aussi votre Père est miséricordieux ; et ne jugez pas, et vous ne serez point jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez point condamnés » (Luc 6:36-37). Une fois de plus, il faut faire ici la part de l’esprit du siècle ; en présence des bûchers qui, en France surtout, s’allumaient de tous côtés, on comprend que la notion de tolérance ait eu peine à se frayer un chemin. Tout en réprouvant ces procédés, soyons reconnaissants de ce que nous en apprenons : ayons en horreur le mal, les fausses doctrines, sous quelque forme qu’elles se présentent, et prenons pour règle de conduite ces mots de 1 Jean 2:6: « Celui qui dit demeurer en lui, doit lui-même aussi marcher comme lui a marché ».
Ces conflits incessants, le travail énorme qui lui incombait ne contribuèrent pas peu à aggraver l’état de santé de Calvin, qui avait toujours été frêle. Après avoir eu la douleur de voir mourir en bas âge ses trois enfants, il eut celle, plus poignante encore, de perdre sa femme au bout de neuf ans à peine de mariage. « J’ai perdu », écrit-il à Viret, « l’excellente compagne de ma vie, celle qui ne m’eust jamais quitté ni dans l’exil, ni dans la misère, ni dans la mort. Elle m’estoit une aide précieuse, ne s’occupant jamais d’elle-même… Je comprime ma douleur tant que je puis ; mes amis font leur devoir, mais eux et moi, nous gagnons peu de chose. Tu connois la tendresse de mon cœur, pour ne pas dire sa foiblesse ».
Quoique jeune encore (il n’avait que trente-neuf ans), Calvin ne contracta pas de nouvelle union et se consacra avec d’autant plus d’ardeur aux tâches multiples qui lui incombaient. Par les nombreux réfugiés qui affluaient à Genève, par les relations qu’il avait nouées au cours de ses voyages en Suisse, en France, en Allemagne, en Italie, il se tenait au courant de tout ce qui concernait la Réforme dans l’Europe entière. Cette préoccupation à elle seule l’entraînait à une correspondance prodigieuse dans laquelle il faut comprendre les lettres innombrables, empreintes d’une profonde sympathie, qu’il adressait à ceux qui souffraient pour l’Évangile.
Calvin a beaucoup publié. À côté de l’Institution chrétienne
qu’il
remania sa vie durant, en la développant à chaque nouvelle éditions (*), et de nombreux écrits de controverse, il
convient de citer ses commentaires sur presque tous les livres de la Bible,
pleins de simplicité, de sagesse, de sens pratique. « Je sais »,
disait-il lui-même, « combien plusieurs trouveroient mieux à leur goût
qu’on fît un amas de beaucoup de matières, d’autant que cela a grand lustre et
acquiert bruit à ceux qui le font ; mais je n’ai rien en plus grande
recommandation que de regarder à l’édification de l’Église. Dieu, qui m’a donné
le vouloir, fasse par sa grâce que l’issue en soit telle ! ». Son
étude sur le livre de Job surtout eut de son temps une grande réputation ;
Coligny se la faisait lire et relire. Pour ces hommes vivant parmi tant de
troubles, Job était comme la personnification de ces « tristesses,
craintes, douleurs, doutes » dont le cœur humain est assailli. Un de ses
derniers soucis, une grande joie aussi, fut la fondation de l’Académie de
Genève.
(*) La première édition comprend six chapitres, la dernière quatre-vingts.
Calvin vécut toujours dans une austère simplicité, soucieux de n’imposer à personne la moindre dépense superflue en ce qui le touchait. C’est le trait que le pape Pie IV se plut à reconnaître en lui, lorsqu’il apprit sa mort : « Ce qui a fait la force de cet hérétique », disait-il, « c’est que l’argent n’a jamais été rien pour lui ». Le Conseil de Genève a peine à lui faire accepter, de temps à autre, un cadeau de vin ou de bois. Même dans les bonnes années, c’est tout juste s’il noue les deux bouts, « vu cette grande charge de passants », écrit-il, mais il ajoute : « Je ne dis point cela pour me plaindre. Dieu est bon envers moi, puisque j’ai tout ce qui suffit à mes désirs ».
Ses maux s’aggravaient. Douleurs à la tête et aux jambes, maux d’estomac, crachements de sang, la respiration pénible, la goutte et la pierre, rien ne manquait à ce long supplice et, au début de 1564, on se rendit compte qu’une issue fatale n’était pas douteuse. En février, tandis qu’il prêchait, une toux violente lui coupa la parole et sa bouche se remplit de sang. Les médecins lui interdirent tout service public, mais il continua à travailler dans son cabinet, malgré les instances de ses amis. « Sa réplique ordinaire était qu’il ne faisoit comme rien ; que nous souffrissions que Dieu le trouvât toujours veillant et travaillant à son œuvre comme il pourrait, jusques au dernier soupir ».
Sentant la fin approcher, il désira parler encore une fois aux magistrats et leur demanda audience. Le Conseil décida de se transporter en corps dans l’humble maison de la rue des Chanoines, où l’on vit arriver, dans toute la pompe des cérémonies publiques, les vingt-cinq seigneurs de la cité. Leurs registres ont conservé le résumé des paroles de Calvin : il les remercia « de ce qu’il leur avoit plu lui faire plus d’honneur qu’il ne lui appartenoit, les priant de l’excuser d’avoir fait si peu au prix de ce qu’il devoit tant en public qu’en particulier, et estimant que messeigneurs l’ont supporté en ses affections trop véhémentes, auxquelles il se déplaist, et dans ses vices, comme Dieu a fait de son côté ». Puis il leur tendit la main. « Je ne sais », dit Théodore de Bèze, « s’il eût pu advenir un plus triste spectacle à ces seigneurs qui le tenoient tous, et à bon droit, quant à sa charge comme la bouche du Seigneur, et quant à l’affection comme leur propre père, car il en avoit connu et dressé une partie dès leur jeunesse ».
Le lendemain il voulut voir les pasteurs. Il leur tint un discours « dont la substance estoit qu’ils ne perdissent pas courage ; que Dieu maintiendroit la ville et l’Église, bien qu’elles fussent menacées de plusieurs endroits. Que chacun se fortifiât en sa vocation ; que ce seroit pour nous rendre bien coupables devant Dieu si les choses, estant avancées jusqu’ici, venoient après en désordre par notre négligence… Il bailla la main à tous l’un après l’autre, ce qui fut avec telle angoisse et amertume de cœur d’un chacun, que je ne saurois même me le ramentevoir (rappeler) sans une extrême tristesse ».
Farel, le plus ancien des amis de Calvin, manquait auprès de son lit de mort. Il annonça son intention de venir le voir et persista à faire le voyage, bien que Calvin lui-même cherchât à l’en dissuader. « Bien te soit, très bon et cher frère », lui écrivit-il, « et puisqu’il plaist à Dieu que tu demeures après moi, souviens-toi de notre constante union dont le fruit nous attend au ciel, comme elle a esté profitable à l’Église de Dieu. Je ne veux pas que tu te fatigues pour moi. Je respire à grand-peine et j’attends d’heure en heure que le souffle me manque. Mais c’est assez que je vive et meure en Christ, qui est un gain pour les siens en la vie et la mort. Encore une fois, adieu, toi et tous les frères tes collègues ». Malgré ses quatre-vingts ans, Farel fit à pied le trajet de Neuchâtel à Genève, où il ne passa qu’une journée. Le lendemain, il prêcha, puis il prit le chemin du retour.
Les derniers jours de Calvin ne furent, nous dit son ami, qu’une prière continuelle. Souvent il répétait ces mots du Psaume 39:9: « je suis resté muet… car c’est toi qui l’as fait », ou ceux-ci d’Ésaïe 38:14: « Je gémissais comme une colombe ». Peu à peu « ses prières et consolations assidues » furent « plutôt soupirs que paroles intelligibles, mais accompagnées d’un tel œil que le seul regard témoignoit de quelle foi et espérance il estoit muni ». Le 27 mai « il sembla qu’il parloit plus fort et plus à son aise ; mais c’estoit un dernier effort de la nature ». Le soir, vers huit heures, il expira, et « voilà comme, en un même instant, le soleil se coucha et la plus grande lumière qui fust dans ce monde pour l’Église du Seigneur fut retirée auprès de lui ».
Les funérailles de Calvin se firent avec la plus grande simplicité. Il avait enjoint que tout se fît « à la façon accoutumée », c’est-à-dire qu’aucun monument ne s’élevât sur aucune tombe, quelque illustre que fût le défunt. La terre seule donc couvrit le cercueil de Calvin et il n’y eut d’autre épitaphe officielle que cette demi-ligne, écrite à côté de son nom sur le registre du Consistoire : « Allé à Dieu le samedi 27 ».
On se représente volontiers Calvin comme le législateur de la Réforme. Ce trait ressort des portraits qu’on a de lui et qui le montrent souvent avec l’index de la main droite levé, geste qui lui était familier et bien connu chez ceux qui cherchent à tout prix à s’imposer à leur interlocuteur. Son visage émacié, taillé en lame de couteau, son regard aigu et pénétrant font encore ressortir une intelligence portée à dominer au nom de la logique implacable dont elle est animée.
Calvin ne convoitait pourtant pas l’autorité personnelle. Son tempérament timide, réservé, le portait à s’effacer lui-même ; il se fût volontiers contenté de se tenir dans la coulisse, tandis que les autres se présentaient au combat. Non pas qu’il y eût chez lui le moindre soupçon de lâcheté ; la suite des événements prouva abondamment le contraire ; mais il lui manquait le caractère d’un guerrier d’avant garde. Ce n’est pas pour lui-même qu’il luttait, mais bien pour un principe essentiel qui inspira toute sa doctrine : celui de la souveraineté absolue de Dieu. Comme on l’a remarqué, pour Luther la demande capitale de la prière enseignée par Jésus à ses disciples était celle-ci : « Remets-nous nos péchés ». Pour Calvin c’est : « Que ton nom soit sanctifié ». Cette toute-puissance de Dieu se manifeste dans l’œuvre de la création, comme dans celle de la rédemption. De là à proclamer la prédestination il n’y avait qu’un pas. Selon Calvin, qui suivait ici plusieurs Pères de l’Église, Dieu aurait décidé par avance, au nom de sa souveraineté, lesquels d’entre les hommes seront sauvés, tandis que les autres ne le seront pas, ne pourront pas l’être. Ainsi le sort de chacun aurait été fixé dès l’éternité. Calvin entrevit ce que sa doctrine a de contraire à la grâce de Dieu qui « apporte le salut… à tous les hommes » (Tite 2:11) ; il l’offre à tous sans exception aucune. Conscient de cette difficulté insurmontable, Calvin déclare que c’est un « mystère » que l’homme ne saurait sonder. « Ce sont », dit-il, « choses que Dieu a voulu être cachées, et dont il s’est retenu la connaissance » ; c’est « la hautesse de sa sapience, laquelle il a voulu plutost adorée de nous que comprise et assujettie au sens humain ». Et il ajoute : « Nous disons que ce conseil, quant aux élus, est fondé en sa miséricorde, sans aucun regard de dignité humaine. Au contraire, que l’entrée de la vie est forclose à tous ceux qu’il veut livrer en damnation, et que cela se fait par son jugement occulte et incompréhensible, combien qu’il soit juste et équitable » (*). Il n’en reste pas moins que Calvin se trouve ici en opposition formelle avec l’Écriture Sainte ; néanmoins, tout autant que les autres réformateurs, il reconnaît, sans réserve aucune, l’autorité inconditionnelle de la Parole de Dieu.
(*) Institution chrétienne III, 21.
À cause de cette souveraineté pleine et entière, il ne saurait y avoir aucun intermédiaire entre Dieu et l’homme, sinon « l’homme Christ Jésus » (1 Tim. 2:5). Du coup Calvin abolit le rôle que l’Église catholique s’est arrogé à cet égard. Ainsi, il est sacrilège quiconque prétend s’interposer, Église ou prêtre. À Dieu seul revient la gloire d’attirer l’âme, même la plus égarée, même la plus faible ; le nouveau-né n’a nul besoin, pour échapper à la perdition, du soutien de l’Église. L’homme dépend donc entièrement de Dieu et nullement des autres hommes ; il sera leur serviteur pour obéir à l’enseignement du Seigneur (2 Cor. 4:5), mais ne sera assujetti à aucun joug humain. Dans ce sens Vinet a pu écrire : « Le christianisme est dans le monde l’immortelle semence de la liberté ».
Comment donc expliquer le régime extrêmement rigoureux imposé par Calvin à Genève ? Il n’avait pas à créer ici de toutes pièces un système jusque-là inconnu, mais devait extirper un mal invétéré, des habitudes profondément ancrées, réformer les mœurs, tout cela pour la gloire de Dieu. Non pas que le mal fût plus grave à Genève qu’ailleurs ; partout le cœur de l’homme est désespérément mauvais et Calvin aurait agi de même partout où le Seigneur l’eût placé.
Nombreuses certainement furent les fautes commises par Calvin, dues les unes à sa tournure d’esprit, les autres aux circonstances dans lesquelles il se débattait. Malgré sa connaissance approfondie de la Bible, trop souvent il ne la suivait pas au pied de la lettre, parce qu’il laissait intervenir l’élément humain. Aux grands maux les grands remèdes : ce dicton est à sa place lorsqu’on veut chercher à comprendre, sans l’excuser, l’attitude prise par Calvin. Et quand on considère ce qu’il était de nature, son goût pour l’étude, son aversion pour la lutte, qu’expliquent entre autres sa santé débile, les cruelles souffrances physiques qu’il endurait, on reste émerveillé de l’œuvre du Seigneur chez son serviteur : « De faible qu’il était, il fut rendu vigoureux, il devint fort dans la bataille » (Héb. 11:34). Intrépide devant le danger, doué des plus hautes qualités intellectuelles, d’une piété très vivante, ce fut un des témoins de la vérité les plus remarquables de son temps et de tous les temps. Il réalisa tout particulièrement cette promesse faite à Paul : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans l’infirmité » (2 Cor. 12:9). Au milieu de la veulerie générale de nos jours, c’est un utile et salutaire enseignement que de considérer la figure de Jean Calvin, qui courait « avec patience la course » qui était devant lui, « fixant les yeux sur Jésus, le chef et le consommateur de la foi » (Héb. 12:1-2).
Après François Ier son fils, Henri II, monta sur le trône. À la suite de celui-ci régnèrent successivement ses trois fils, François II, Charles IX et Henri III, et enfin Henri IV, roi de Navarre, soit six souverains en 63 ans (1547-1610). Sous les quatre premiers de ces princes, la France traverse une des périodes les plus sombres de son histoire, marquée par les guerres de religion ; Henri IV rétablit l’ordre et la paix en promulguant le célèbre édit de Nantes (1598). Celui-ci assure aux réformés des avantages importants, qu’ils ne conservent du reste pas longtemps ; Richelieu déjà leur en enlève plusieurs. Toutefois l’édit subsiste nominalement : les réformés ont au moins droit à l’existence, jusqu’à ce que, en 1685, Louis XIV leur enlève brutalement tout ce que son grand-père leur avait octroyé.
Comme on l’a vu plus haut, les réformés se laissèrent aller à nouer des alliances politiques avec les partis hostiles à la royauté, celui des nobles tout particulièrement. Cherchant ainsi de l’appui auprès des hommes, acceptant avec empressement celui qu’on leur offrait volontiers, car on appréciait hautement leur sûreté morale à une époque où les valeurs de cet ordre ne comptaient plus guère, les réformés acquirent de la puissance matérielle, mais perdirent du même coup le sentiment de leur dépendance vis-à-vis du Seigneur. Ils connaissaient pourtant ces mots du Ps. 146:3, 5, 7 : « Ne vous confiez pas dans les principaux, dans un fils d’homme, en qui il n’y a pas de salut… Bienheureux celui qui a le Dieu de Jacob pour son secours, qui s’attend à l’Éternel, son Dieu,… qui exécute le jugement en faveur des opprimés ».
Par la force des choses, les alliances qu’ils contractèrent déchaînèrent des conflits à main armée, ce qui prouve surabondamment la gravité de l’erreur qu’ils commirent. Comme toute guerre civile, ces luttes religieuses amenèrent un déploiement d’horreurs sans nom ; la France presque entière fut mise à feu et à sang. Pas plus que leurs adversaires, les réformés ne manifestèrent la moindre tolérance, la moindre commisération à l’égard de ceux qui ne partageaient pas leurs opinions ; le 16° siècle, il faut le dire, ignorait totalement ces notions, si répandues aujourd’hui. Néanmoins les réformés avaient dans leurs mains la Parole de Dieu, qui dit : « Si celui qui te hait a faim, donne-lui du pain à manger, et s’il a soif, donne-lui de l’eau à boire ; car tu entasseras des charbons ardents sur sa tête, et l’Éternel te le rendra » (Prov. 25:21, 22 ; Rom. 12:20). Trop fréquentes furent les scènes hideuses de dévastation et de carnage, avec le lamentable spectacle de populations entières, tristes débris d’affreux massacres, errant de ville en ville et de canton en canton, chassées de leurs demeures et n’en trouvant pas d’autres. On reconstituait l’itinéraire que ces malheureux avaient suivi aux monceaux de cadavres qui jalonnaient les chemins. Catholiques et protestants faisaient preuve de la même férocité, combien éloignée de l’exemple donné par le Prince de paix ! Deux hommes en particulier s’acquirent un sinistre renom de cruauté : le catholique Montluc et le protestant des Adrets. Les garnisons égorgées tout entières, les puits comblés de corps humains, les arbres des chemins utilisés comme gibets, marquaient partout la trace de Montluc. Quant à Des Adrets, on raconte entre autres, qu’après la prise d’une ville, il fit couper la tête à la moitié des défenseurs de la place et força les autres à se précipiter du haut d’une tour sur les pointes des piques de ses soldats. L’un d’eux hésitait. « Tu te reprends à deux fois », lui cria Des Adrets. « Eh monseigneur », répliqua le malheureux, « je vous le donne en dix ». Il fut, dit-on, le seul qui obtint grâce.
Une partie de la noblesse tenait pourtant pour la royauté, à qui elle allait faire payer cher son appui. Les chefs de ce groupe appartenaient à la famille des Guises, bien connus par la haine implacable qu’ils vouaient à quiconque se réclamait du nom du Seigneur. À leurs côtés il faut nommer la reine mère, Catherine de Médicis, femme de Henri II, qui exerça, sur ses trois fils, l’influence la plus néfaste. En tant qu’Italienne, elle s’adonnait volontiers aux arts magiques, à la sorcellerie, à l’astrologie, dont sa patrie était l’un des ardents foyers. Nièce du pape Clément VII, dont elle connaissait et partageait la haine contre toute innovation religieuse, elle n’eut pas de peine à attiser celle que son royal époux avait apprise à l’école du précédent monarque.
Les réformés étaient à ce moment-là en nombre. On évalue leur effectif à environ le sixième de la population de la France. Ils comptaient dans leurs rangs l’élite du pays : gens de lettres, juristes, soldats, jusqu’à des hommes qui avaient appartenu autrefois à l’Église romaine. Malgré tout, ils restaient faibles, faute de ne pas s’en tenir strictement aux enseignements de la Parole de Dieu. Ils se réunissaient régulièrement, mais pas pour la fraction du pain, cela sous l’influence de Calvin qui ne voulait pas que la Cène fût distribuée autrement que par des pasteurs officiellement institués. De la sorte ils méconnaissaient la promesse du Seigneur que, « là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Matt. 18:20). Au lieu de réaliser l’unité du Corps de Christ, ils ne constituaient que des groupements isolés les uns des autres et se privaient ainsi de la joie qu’il y a pour les chrétiens à rappeler la mort du Seigneur, selon son désir, en rompant le pain et à célébrer ensemble son amour pour ses rachetés.
Mais il y avait parmi les réformés des âmes d’élite, en toute première ligne l’amiral de Coligny. Appelé à un poste de premier rang dans l’armée du roi, il déploya, dans maintes occasions, les plus rares talents militaires et n’eut jamais en vue que l’indépendance et la prospérité de son pays. À ces buts il sacrifia tous ses intérêts personnels. Fait prisonnier à Saint-Quentin par les Espagnols, il fut conduit au fort de l’Écluse, non loin de Genève, puis à Gand. Durant sa captivité, Coligny lut avec fruit la Bible et plusieurs écrits sur les graves questions qui agitaient alors la chrétienté. L’indomptable patience des réformés, jetés sur les bûchers ou abandonnés dans d’immondes cachots, inspira une vive sympathie à son âme généreuse. Une fois rendu à la liberté, il professa hautement sa foi en l’œuvre accomplie de Christ pour lui, comme pour les pécheurs qui mettent leur confiance en lui. La profondeur et la sincérité de ses convictions, son caractère intrépide, son ardent désir de servir le Seigneur en toute fidélité, sa prudence calme, ses mœurs pures, éloignées du faste et des désordres de la cour, tout cela fait de la figure de l’amiral de Coligny une des plus nobles que nous offre l’histoire de France.
Et l’on aime à placer à côté de lui, quoiqu’il se trouve dans le camp opposé, Michel de l’Hôpital, homme éminent, magistrat intègre, qui tout en demeurant attaché à la foi catholique, n’en fut pas moins favorable aux réformés et rêva la tolérance dans un siècle de persécutions.
Henri II inaugura son règne en faisant brûler quatre huguenots le jour de son avènement. Malgré tout la Réforme continua à gagner du terrain ; aussi les rigueurs redoublèrent. Par l’édit de Châteaubriant le roi ordonna que le crime d’hérésie devait être recherché par les juges civils tout autant que par les juges ecclésiastiques ; si donc les accusés étaient acquittés par les uns, ils ne manqueraient pas d’être frappés par les autres. De plus les dénonciateurs devaient recevoir non plus le quart des biens des condamnés, mais le tiers : appât jeté à la cupidité, au fanatisme. Bien plus, les propriétés des émigrés pour cause de religion seraient confisquées au profit du roi. Interdiction formelle d’écrire aux fugitifs, de leur envoyer quoi que ce fût, en particulier de l’argent. Enfin l’édit ajoutait ce qui suit : « Il ne sera imprimé ni vendu aucuns livres concernant la sainte Écriture, faits depuis quarante ans en çà, que premièrement ils n’aient été vus et visités… Comme en notre ville de Lyon il y a plusieurs imprimeurs et qu’ordinairement il s’y apporte grand nombre de livres étrangers, même de ceux qui sont grandement suspects d’hérésie, nous ordonnons que, trois fois l’an, il sera fait des visites dans les officines et boutiques d’imprimeurs, marchands de livres, par deux bons personnages d’Église ». Mais « la Parole de Dieu n’est pas liée » (2 Tim. 2:9) ; elle est « vivante et opérante, et plus pénétrante qu’aucune épée à deux tranchants » (Héb. 4:12) ; Henri II dut s’en rendre compte. Aveuglé par sa femme, entraîné par ses mauvais conseillers, il convoqua une séance spéciale du Parlement de Paris, où chacun des conseillers eut à émettre séance tenante son avis sur les mesures à prendre contre les « novateurs ». La plupart recommandèrent de renforcer les pénalités établies, mais il se trouva deux hommes pour émettre une opinion différente.
Le conseiller Faur alla jusqu’à dire en face du roi : « Craignez qu’on ne dise de vous cette parole adressée jadis par Élie à Achab : « C’est toi et la maison de ton père qui troublez Israël ? » (1 Rois 18:17). Henri II frémit de rage, mais se contint.
Là-dessus Anne Dubourg, un des plus jeunes conseillers, prit à son tour la parole. Son visage demeurait calme, mais sa bouche allait articuler des vérités qui soulevèrent une violente tempête : « Il est des hommes », dit-il, « qui commettent contre les lois plusieurs crimes dignes de mort, des blasphèmes, des adultères, des débauches de toute espèce, et ces crimes restent impunis malgré leur énormité, tandis qu’on demande des supplices contre des gens à qui l’on ne peut reprocher aucun crime ». C’était lancer, sans le vouloir peut-être, un trait contre le roi lui-même, dont la vie adultère était assez connue.
Le fidèle conseiller continue : « Peut-on en effet imputer le crime de lèse-majesté à des hommes qui ne font mention des princes que dans leurs prières et pour appeler sur eux la protection du Très-Haut ? On sait parfaitement qu’ils ne sont pas séditieux ; mais on affecte de les regarder comme tels, parce que, s’appuyant sur les Saintes Écritures, ils ont arraché tout prestige à la puissance romaine et exposé au plein jour la turpitude d’une Église qui penche vers sa ruine ; parce qu’enfin ils demandent de salutaires réformes qui, seules, peuvent ramener l’Église à sa dignité primitive ».
Blessé au vif, foulant aux pieds l’inviolabilité du Parlement, Henri Il fit aussitôt saisir Faur et Dubourg et les jeta à la Bastille. Quelques mois plus tard, ce dernier subissait le supplice du feu. Dans sa rage Henri II s’était promis d’assister à l’exécution ; Dieu lui-même le lui interdit. Au cours d’un tournoi, un de ses courtisans l’atteignit à l’œil d’un coup de lance. On le transporta dans son palais, souffrant horriblement. Le mal ne fit qu’empirer ; aux douleurs physiques s’ajoutaient les remords cuisants : « Ils sont innocents », s’écriait l’infortuné souverain en songeant aux deux conseillers. « Dieu me punit de les traiter si mal ». — « Rassurez-vous, Sire », lui dit le cardinal de Lorraine, un de ces Guises qui furent le fléau de la France, « rassurez-vous ! De telles pensées ne sont que des suggestions du démon ». Tout l’art des médecins fut inutile ; au bout d’un mois Henri II expirait, laissant le trône à son fils François II, un enfant de seize ans.
Sous son règne, comme sous ceux de ses deux successeurs, le caractère politique des guerres de religion ne fit que s’accentuer. Il ne saurait entrer dans notre dessein de les raconter en détail. Pour les réformés, elles sont marquées par des alternatives de succès et de revers ; à peine leur a-t-on accordé certains avantages qu’on les leur retire, d’où renouvellement continuel des hostilités. Charles IX leur octroie l’édit de Janvier, suivi de l’horrible massacre de Vassy, perpétré à l’instigation du duc de Guise. Mais celui-ci ayant été assassiné à la satisfaction de Catherine de Médicis qui redoutait son ambition, la reine mère consentit à signer la paix d’Amboise, puis celle de Saint-Germain : les réformés obtenaient la liberté de conscience et l’autorisation de célébrer le culte domestique ; mais le culte public n’était toléré que dans quelques villes et dans les maisons de la noblesse. Mais Catherine était de ces « ouvriers d’iniquité, qui parlent paix avec leur prochain, tandis que la méchanceté est dans leur cœur » (Ps. 28:3). Ces concessions n’étaient à ses yeux qu’un leurre, destiné à endormir les huguenots, afin de leur fondre dessus avec d’autant plus de succès. Elle n’avait qu’un but en vue : l’extermination de tous les réformés, jusqu’au dernier. Animée d’un esprit diabolique de dissimulation, elle travaillait à réaliser son désir en y mettant une persévérance extraordinaire, prête aussi à recourir à tous les moyens, même les plus pervers. On l’a comparée à bon droit à un requin qui suit le navire dans l’attente de sa proie, que la mer soit calme ou qu’elle soit agitée. Le royaume était en effet divisé en deux camps, égaux en apparence et irréconciliables. Malgré plusieurs campagnes, les catholiques n’avaient aucune perspective de venir à bout de leurs adversaires. C’est alors que Jézabel recourut aux procédés qui lui étaient chers entre tous : la trahison et le meurtre secret. Les historiens les plus sérieux affirment sans hésitation que la raison d’État ne saurait en aucun cas être invoquée pour justifier le massacre de la Saint-Barthélemy. Rome n’avait rien à redouter pour sa suprématie, ni le roi de France pour son autorité. Il ne faut y voir qu’un acte dicté par le fanatisme, par le ressentiment que nourrissait Catherine à l’égard des enfants de Dieu.
À ses côtés se trouvent le pape Pie II et Philippe II, roi d’Espagne. Ce sont trois étrangers qui portent la responsabilité première de cette machination inique. D’autres y trempèrent, mais ils ne pouvaient rien faire aboutir sans la sanction royale. Le Souverain Pontife tordit les Écritures pour persuader à Charles IX qu’il se trouvait dans la même position que Saül, roi d’Israël, lorsque Samuel lui enjoignit, de la part de l’Éternel, de « détruire entièrement » Amalek (1 Sam. 15:3). Mais Saül désobéit à l’ordre divin et il lui en coûta son trône et sa vie. Charles IX comprit l’allusion et consentit à ce que l’on exterminât tous les huguenots, afin qu’il n’en restât pas un seul pour lui reprocher son forfait.
Grâce au traité de Saint-Germain, les réformés jouissaient de quelque repos. Catherine et ses suppôts en profitèrent pour ourdir mieux leur complot. Attirer à Paris les chefs huguenots, les combler de caresses, pour les massacrer tous à la fois, voilà le plan infernal déjà conçu en 1564 et différé jusqu’au moment propice. Le vieux chancelier Michel de L’Hôpital soupçonna, puis eut la certitude de ce qui se tramait contre les réformés. Retiré des affaires avec le sentiment de son impuissance à faire naître une paix durable, il supplia la cour de ne pas étouffer la voix de la justice et de la clémence. Mais Coligny, trop droit pour croire à une infraction au traité de paix et à de vils guet-apens, se laissa émouvoir par l’accueil affectueux que lui fit le roi, en l’appelant son père. Charles IX lui promit de réparer certains torts qu’avaient subis des réformés de la part de catholiques trop zélés.
Pour mieux donner créance à ses allures hypocrites, Catherine de Médicis mit tout en œuvre pour amener le mariage de sa fille Marguerite avec Henri de Navarre, plus tard roi de France sous le nom de Henri IV et fils de Jeanne d’Albret. Celle-ci, douée d’un caractère ferme et décidé, avait fait profession publique de sa conversion et, grâce à elle, les pratiques catholiques furent abolies en Navarre. Si l’on considère que ce petit royaume se trouvait sur les flancs des Pyrénées, entre la France et l’Espagne, deux puissances entièrement dévouées au pape, on conviendra que Jeanne montra là un beau courage, en même temps qu’une admirable confiance en Celui auquel elle voulait rendre témoignage envers et contre tout. Malgré les menaces terribles qu’on lui adressa, elle n’en persévéra pas moins dans la voie où elle était entrée si résolument. Pendant douze ans le Seigneur la protégea puissamment et elle mit ce temps à profit pour faire traduire et publier la Bible dans le dialecte du pays ; elle créa des écoles, étudia les lois comme un juriste et améliora de façon très intelligente le bien-être de ses sujets. Quoique à regret, elle donna son consentement au mariage projeté. À cet effet elle rendit visite à la cour de France qui résidait alors à Blois. Le roi et sa mère lui prodiguèrent toutes les marques de l’amitié et l’engagèrent à prolonger son séjour auprès d’eux. Mais Jeanne s’y refusa ; elle devait, disait-elle, se rendre encore à Paris. Après quelques jours elle tomba malade de façon très mystérieuse, infectée, à ce qu’on croit, par des gants empoisonnés que lui avait remis un certain maître René, parfumeur florentin, mais connu surtout comme l’empoisonneur de la reine. Au bout de cinq jours Jeanne d’Albret s’endormit paisiblement dans le Seigneur, sans la moindre parole de reproche à l’adresse de ses meurtriers.
Le mariage fut célébré le 18 août 1572 au milieu de fêtes splendides qui durèrent plusieurs jours et auxquelles participèrent tous les princes huguenots. Personne n’éprouvait la moindre anxiété. On pensait que cette union mettrait fin aux troubles qui avaient ensanglanté le pays ; elle semblait inaugurer une ère de paix et de prospérité sans pareille. Or c’est au cours de ces réjouissances que se tint au Louvre un conseil secret dans lequel on arrêta dans ses moindres détails le plan du massacre projeté.
Le 22 août Coligny sortait du Louvre. Il ignorait qu’on venait de mettre sa tête à prix : cinquante mille couronnes, telle était la récompense que toucherait le meurtrier. Chemin faisant, l’amiral lisait une requête d’un de ses frères dans la foi et allait s’occuper de la meilleure voie à suivre pour y répondre. Tout à coup, près de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, une balle atteignit Coligny au bras gauche et lui fracassa un doigt. L’assassin réussit à prendre la fuite. On transporta l’amiral chez lui et les seigneurs protestants accoururent à son chevet. « Voilà », leur dit le vieillard, « le fruit de cette belle réconciliation dont le roi s’est porté garant ». Malgré l’opposition de sa mère, Charles IX se rendit aussi auprès de l’illustre blessé. « Mon père », lui dit-il, « je vous tiens pour un des plus grands capitaines de mon royaume. Calmez-vous. Ne songez qu’à vous guérir ; j’aurai soin de tout. Vous endurez la blessure et moi j’en aurai toujours la peine ».
Deux jours plus tard, le 24 août 1572, entre deux et trois heures du matin, jour de la Saint-Barthélemy, on entendit tout à coup sonner la cloche de cette même église de Saint-Germain l’Auxerrois, qui se trouve vis-à-vis du Louvre. À peine les premiers coups eurent-ils retenti qu’une violente fusillade éclata dans les rues. Charles IX témoigna une vive agitation ; la sueur froide perlait sur son front. Soudain il se leva et fit appeler le duc de Guise pour lui ordonner de ne rien précipiter. Mais c’était trop tard. Catherine de Médicis, qui redoutait l’inconstance de son fils, avait enjoint d’avancer l’heure fixée pour le début de la tuerie. Et bientôt, au bruit de toutes les cloches de la ville, maintenant mises en branle, se mêlaient les hurlements de rage, les imprécations des meurtriers, puis les cris de douleur et d’effroi des infortunées victimes, surprises dans leur sommeil et froidement égorgées dans leurs lits. Pour se faire reconnaître les assassins portaient un brassard blanc. Bientôt le sang ruissela dans toutes les rues.
L’amiral de Coligny devina bien vite ce que se passait. Il ne doutait pas qu’on n’en voulût à lui plus qu’à tous les autres huguenots, car il connaissait la haine invétérée que lui portait le duc de Guise. Il ne se trompait pas. Une troupe furieuse envahit sa demeure, dirigée par un serviteur du duc, et pénétra dans la chambre où l’amiral reposait. Sans autre avertissement, le soudard plongea un épieu dans la poitrine du vieillard, puis jeta son corps par la fenêtre. Guise le reconnut et le repoussa d’un coup de pied. Seize ans plus tard, le même Henri de Guise tombait à son tour sous le poignard d’un assassin aux ordres du roi Henri III. Quand celui-ci vit le cadavre, il lui donna un coup de pied en pleine figure. Telle est la justice rétributive de Dieu !
Au cours de la même nuit, sous le couvert de la religion, on égorgea cinq cents membres de la haute noblesse protestante. Ils habitaient presque tous le même quartier de Paris et le duc de Guise se l’était spécialement réservé. « Plus l’herbe est épaisse, plus la faux y mord », voilà le mot d’ordre donné à la farouche soldatesque.
Henri de Navarre et Condé, fils du célèbre Condé, tué à Jarnac, logeaient au Louvre. Le roi les manda devant lui et les accabla d’injures. « Je ne veux », leur dit-il, « qu’une religion dans mon royaume. Mort ou messe ! Choisissez ! » Henri fut conduit dans la chapelle du palais. Condé déclara que sa liberté, sa vie étaient à la merci du roi, mais que nulle menace, nul supplice ne le feraient aller à la messe, dût-il périr. Charles le relâcha, en affirmant qu’il aurait la tête tranchée dans les huit jours, s’il ne se ravisait pas. Quelques seigneurs protestants s’étaient réfugiés au Louvre, sous la sauvegarde du roi de Navarre. Ils furent sommés, l’un après l’autre, de descendre dans la cour et là, sous les yeux même du roi, les gardes les taillèrent en pièces jusqu’au dernier. L’un d’eux ne put s’empêcher de s’écrier : « Est-ce là cette parole que le roi nous a donnée ? Que Dieu venge un jour cette perfidie et cette cruauté odieuses ! ». La réponse vint deux cent vingt ans plus tard avec la mort de Louis XVI.
Les annales du monde entier renferment peu de scènes aussi ignobles que celle de la Saint-Barthélemy. Les passions les plus basses, le fanatisme le plus froid et le plus atroce s’y étalent dans toute leur horreur. « C’était être huguenot », dit Mézeray, « que d’avoir de l’argent, ou des charges enviées, ou des ennemis vindicatifs, ou des héritiers affamés ». Le massacre s’étendit à toute la France ; des milliers d’innocents périrent, à Lyon en particulier, où les réformés étaient nombreux. Comme le procureur du roi enjoignait au bourreau de remplir son office, celui-ci répondit : « Je ne prête mon ministère que pour l’exécution des arrêts des juges, et non pour assassiner des innocents ». Même réponse de la part des soldats de la citadelle « Ce que vous nous demandez est contre l’honneur nous ne sommes pas des assassins. Quel mal ont donc fait ces malheureux qu’on veut que nous égorgions ? ». On alla jusqu’à ouvrir les portes des prisons et à massacrer sans autre ceux qu’on y trouvait. Les cadavres étaient jetés dans le Rhône qui en vint à rouler des flots rougis de sang ; pendant longtemps les riverains ne voulurent ni toucher aux poissons du fleuve, ni faire usage de son eau.
Quelques gouverneurs de provinces refusèrent d’obtempérer aux ordres féroces qu’ils reçurent. Il convient de citer aussi l’évêque de Lisieux, Jean Hennuyer, qui en fit autant. « Je m’opposerai toujours de toutes mes forces à une action pareille », déclara-t-il nettement au lieutenant royal. « Je suis le pasteur de Lisieux et ces gens que vous voulez me faire tuer sont des brebis de mon troupeau. Si elles se sont égarées hors du bercail de l’Église romaine, j’ai le devoir de les épargner, pour les y faire rentrer, si possible. Je n’ai jamais lu dans l’Évangile que le berger doit laisser verser le sang de son troupeau. Au contraire, j’y lis qu’il doit verser son sang, donner même sa vie pour elles ». Sur la demande du lieutenant royal, l’évêque confirma ces paroles par écrit.
Les appréciations sur le nombre des victimes varient beaucoup. À Paris on en a compté de 2000 à 4000 ; c’est Brantôme qui dit que Charles IX aurait pu voir quatre mille cadavres flotter sur la Seine. Dans un registre des comptes de la ville de Paris, un poste indique la somme payée aux fossoyeurs du cimetière des Innocents pour avoir enterré 1100 corps, échoués sur la rive du fleuve à Chaillot, à Auteuil et à Saint-Cloud. « Il est probable », ajoute le greffier, « que beaucoup d’autres furent entraînés plus loin. On est loin de les avoir tous jetés à la Seine ». En province les chiffres les plus modérés annoncent 70000 morts. Si l’on y ajoute tous ceux qui périrent de misère, de faim, de douleur, les vieillards, les enfants abandonnés, les femmes sans abri, on arrive à un total bien plus considérable.
La nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy produisit une
profonde impression dans l’Europe entière. Tandis que les États protestants
flétrissaient l’horrible attentat, Rome était au comble de la joie. Le pape
Grégoire XIII connaissait les projets de Charles IX et attendait impatiemment
des nouvelles. Enfin un messager arriva de Paris, portant une lettre du nonce,
datée du 24 août : « Tout s’est bien passé à Paris ; on va en
faire de même dans tout le royaume ». Le messager reçut une gratification
de mille pièces d’or. Le canon tonna au château Saint-Ange ; on chanta à
Saint-Pierre un Te Deum
solennel et le pape fit frapper une médaille,
portant d’un côté son effigie et de l’autre l’ange exterminateur, immolant les
hérétiques. Le roi d’Espagne, Philippe II, dont on connaît le caractère sombre,
rit pour la première fois de sa vie, dit-on, quand on l’informa du massacre et
ne put trouver d’éloges assez forts pour le jeune roi et sa mère.
L’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, Genève surtout, virent arriver une multitude de fugitifs éperdus, à demi-morts. Vainement les agents français tentèrent d’accréditer auprès des cours protestantes la fable d’un complot ourdi par Coligny. L’audience donnée à ce sujet par Élisabeth, reine d’Angleterre, fut empreinte d’une tristesse lugubre ; toute la cour portait de longs vêtements de deuil. L’ambassadeur dut passer parmi les courtisans sans que personne le saluât ; il ne put balbutier son odieuse apologie et se retira consterné, en s’écriant avec amertume qu’il avait honte de porter le nom de Français. À Genève on institua un jour solennel de jeûne et de prières. En Écosse le vieux Knox, empruntant le langage des prophètes, s’écria du haut de la chaire : « La sentence est prononcée contre ce meurtrier, le roi de France ; la vengeance de Dieu ne se retirera pas de sa maison ; son nom sera en exécration à la postérité ».
Ces paroles se réalisèrent. Le remords ne tarda pas à envahir l’âme de Charles IX. La nuit il entendait des hurlements sinistres dans le ciel au-dessus de son palais. À tous moments, « aussi bien veillant que dormant », il lui semblait voir « ces corps massacrés, les faces hideuses et couvertes de sang ». Il cherchait à s’étourdir, à se briser de fatigue ; il restait à cheval douze et quatorze heures consécutives. « Ses regards », écrivait un ambassadeur, « sont devenus sombres. Dans ses entretiens et ses audiences, il ne regarde pas en face celui qui lui adresse la parole ; il baisse la tête, ferme les yeux, puis il les ouvre tout à coup, et comme s’il souffrait de ce mouvement, il les referme avec non moins de vivacité ». Il expira moins de deux ans après le massacre, atteint d’une maladie étrange qui amenait son sang à s’écouler lentement par tous les pores. Mais, sans confiance aucune dans son entourage, il se figurait que sa mère avait été cause de sa maladie, en lui faisant administrer un poison. Dieu permit que, sur son lit de mort, ce roi, qui avait voulu que pas un réformé ne restât en vie, fût soigné par sa vieille nourrice et un médecin, huguenots l’un et l’autre. La veille de sa mort, la nourrice se trouvait seule à son chevet. Elle entendit le malheureux qui soupirait et pleurait. Elle s’approcha doucement. « Ah ! ma nourrice, ma mie », lui dit-il, « que de sang et que de meurtres ! Ah ! que j’ai eu un méchant conseil ! Ô mon Dieu, pardonne-les-moi et me fais miséricorde, s’il te plaît ! »
Tous les auteurs directement responsables de la Saint-Barthélemy moururent de mort violente, à une exception près, la reine mère. Mais elle vécut assez longtemps pour voir échouer lamentablement tous les projets qu’elle avait conçus. Le cardinal de Lorraine fut assassiné en prison et Henri III, le dernier rejeton de la famille, tomba sous le poignard d’un meurtrier, comme Knox l’avait prédit.
Ce roi se montra encore plus incapable que ses frères. Sous son règne les guerres de religion continuèrent à sévir, si bien que la France souffrait horriblement et payait cher l’acharnement de ses souverains contre les enfants de Dieu. Au dire d’un contemporain, « les fermes et quasi tous les villages étaient inhabités et déserts ». Les paysans cessaient même de labourer ; affamés, ils se soulevaient. Les routes étaient effondrées, les ponts coupés. Dans les villes toute industrie et tout commerce avaient péri.
Henri IV, roi de Navarre, qui succéda à son cousin, Henri III, mit tout en œuvre pour réparer ces maux. Ce fut un des plus grands monarques des temps modernes. Élevé dans la religion réformée, comme on l’a vu, il manqua malheureusement de la force de caractère nécessaire pour rester fidèle aux enseignements qu’il avait reçus de sa mère et crut agir pour le bien de la France en embrassant le catholicisme, estimant fâcheux pour le pays que le roi professât une religion autre que celle de la majorité de ses sujets. Son cœur sans doute ne fut jamais franchement catholique. Mais ses convictions n’étaient pas bien arrêtées ni bien profondes. Ami du plaisir, il supportait avec peine l’austérité du régime calviniste. Son âme n’était pas assez élevée pour sacrifier ses intérêts à ses croyances et sa conscience trop accommodante pour ne pas concilier les uns avec les autres. Il méprisa l’exhortation : « Tiens ferme ce que tu as » (Apoc. 3:11).
Le roi n’oublia cependant pas ses anciens coreligionnaires. Tout
en cherchant à pacifier le royaume, il ne voulait pas le faire à tout prix,
estimant que chacun des partis en présence devait tolérer les autres. C’est
dans cet esprit qu’il promulgua, en 1598, le célèbre Édit de Nantes
, le
premier acte par lequel les réformés reçurent enfin la reconnaissance légale de
leur existence. En voici les principales dispositions :
Ils obtenaient la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit, élémentaire pour nous, mais qui ne l’était pas au 16° siècle, de croire selon leur conviction personnelle, sans être astreints au même culte que le souverain et le reste de la population.
Ils pouvaient pratiquer librement leur culte dans les châteaux des seigneurs haut justiciers et dans une ville par bailliage. C’était là une liberté bien limitée. Les seigneurs haut-justiciers étaient ceux qui avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets ; le roi, qui prétendait que cette prérogative devait lui appartenir à lui seul, cherchait à diminuer leur nombre. Puis dans les bailliages souvent très étendus, pour beaucoup de personnes, il fallait un déplacement considérable pour se rendre dans la seule localité où le culte était autorisé. Néanmoins les réformés ne pouvaient qu’éprouver une vive reconnaissance envers Dieu de ce que le principe au moins du culte collectif fût admis.
Les réformés recevaient le droit d’exercer des charges publiques, la magistrature entre autres. On rendait ainsi hommage à l’intégrité généralement reconnue de la plupart d’entre eux ; leur influence allait s’étendre aussi.
Enfin ils recevaient une centaine de villes, dites « places de sûreté », où ils pouvaient se réfugier en cas de troubles et tenir même tête aux troupes qu’on enverrait contre eux, avantage considérable, mais qui ne manqua pas de se retourner à leur désavantage. En effet la résistance qu’ils purent ainsi opposer aux ordres royaux risquait de les faire taxer d’insubordination du moment qu’ils pouvaient résister à l’autorité légalement et à main armée.
Néanmoins l’Édit de Nantes marque pour les réformés une accalmie bienfaisante. Dieu leur accorda de la sorte une période de repos, au cours de laquelle ils purent se ressaisir et affermir leur foi. La situation qui leur était ainsi faite leur permit également d’acquérir une belle prospérité matérielle. L’ennemi se tenait aux aguets et, moins d’un siècle plus tard, il trouva là un prétexte pour déchaîner à nouveau contre eux des persécutions terribles.
Les réformés ne jouirent pas longtemps en plein de l’Édit de Nantes. Sous Louis XIII, fils et successeur de Henri IV, ils eurent affaire au cardinal de Richelieu, chef du Conseil du roi, qui avait assigné à sa politique la ligne directive suivante : assurer l’autorité royale en annulant les privilèges de quiconque prétendait y résister. Or ces adversaires, que Richelieu ne nommait pas, étaient les nobles et les protestants. Ces derniers, en effet, constituaient un véritable État dans l’État grâce à leurs villes de sûreté où ils pouvaient concentrer des forces militaires, et au droit qu’ils avaient de se réunir en assemblées provinciales et nationales. Inquiets au sujet des intentions du cardinal, au lieu de compter sur la puissance de Dieu pour leur aider, et oubliant que la Bible prescrit la soumission aux autorités, les réformés prirent les armes pour résister à une attaque éventuelle. Ils avaient choisi la Rochelle comme centre de leurs opérations. Richelieu assiégea la place et s’en empara malgré l’héroïque résistance des rebelles. Peu après il leur octroya la Grâce d’Alais, titre significatif, qui prouvait qu’il ne s’agissait plus d’un traité, comme on en avait conclu précédemment, ni d’une négociation de puissance à puissance. Les protestants rentraient dans le droit commun et perdaient par conséquent tous ceux des privilèges concédés par l’Édit de Nantes, qui leur avaient permis de constituer un parti politique. En revanche, la liberté de culte et l’égalité absolue avec les catholiques leur étaient garanties. Richelieu estimait en effet que « la religion ne se sème pas avec le sang » et tenait « pour absolument condamnable la contrainte religieuse ». Il est frappant de voir le Seigneur agir de façon si évidente dans le cœur de ce haut dignitaire de l’Église, qui, toute sa vie durant, s’opposa formellement à toute violence et força ses coreligionnaires intolérants à respecter la liberté de conscience de leurs compatriotes.
Louis XIV adopta une tactique fort différente. Il dut reconnaître que les protestants n’avaient pris aucune part quelconque aux troubles de la Fronde, qui éclatèrent pendant sa minorité, mais qu’ils s’étaient comportés en sujets parfaitement loyaux. Il rendit même publiquement hommage à leur fidélité. Cependant, dès le début de son règne, animé du même désir que Richelieu, d’amener « l’unité dans ses États », il affirma sa ferme volonté de faire rentrer dans l’Église catholique les douze cent mille protestants du royaume. Point de « rigueur » ; application stricte de l’édit de Nantes, mais « rien au-delà » ; « en renfermer même l’exécution dans les plus étroites limites que la justice et la bienséance pouvaient permettre ». Ce sont les propres paroles du roi. Quant aux grâces, aux faveurs « qui dépendaient de lui seul », aucune.
Tout rigide qu’il fût, ce système pouvait se supporter ; il accordait davantage aux protestants français qu’à ceux qui habitaient tous les autres pays catholiques de l’Europe. Mais c’en était beaucoup trop aux yeux du clergé, docile serviteur de la haine pontificale vis-à-vis du témoignage chrétien selon la parole de Dieu. Il déclarait ouvertement que l’édit de Nantes était « le plus mauvais par lequel était permise la liberté de conscience à chacun, qui est la pire chose du monde ». Elle passait pour « un précipice creusé devant les pieds, comme un piège préparé à la simplicité des humains et comme une porte ouverte au libertinage ». Et le clergé ajoutait que « la destruction de l’hérésie est notre unique affaire ». Contradiction formelle avec les mots de Jean 4:24: « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité ». Les Jésuites prirent en mains la direction du mouvement. Ils se donnèrent pour but d’exercer une influence toujours plus marquée sur l’esprit du jeune roi ; mais, trop habiles pour lui conseiller d’abolir l’édit d’un seul trait de plume, puisque Henri IV l’avait concédé à perpétuité, ils entreprirent de l’ « interpréter », tout en engageant le souverain à en respecter, disaient-ils, la lettre. Combien est vraie l’affirmation que la lettre tue, mais l’esprit vivifie ! Les Jésuites le savaient mieux que personne.
L’application de cette méthode aboutit à une persécution de vingt-cinq ans, avant d’en venir à la suppression définitive de la Réforme. On se mit à interdire aux protestants tout ce que l’édit ne leur garantissait pas en termes exprès. Il ne disait pas, par exemple, qu’ils pourraient enterrer leurs morts quand et comme ils le voudraient ; assister aux mariages et aux baptêmes en tel nombre qui leur plairait ; entrer comme apprentis dans toute corporation, etc. Des ordonnances royales, inspirées par les ennemis des réformés, défendirent donc qu’aucun enterrement protestant eût lieu après six heures du matin ou avant six heures du soir ; que le cortège comptât plus de trente personnes ; que, pour un mariage ou un baptême, plus de douze protestants fussent présents. On démolit les temples élevés postérieurement à l’édit ; on dut borner l’enseignement, dans les écoles protestantes, à la lecture et l’écriture.
Ces mesures laissaient prévoir que d’autres suivraient, de plus en plus rigoureuses. Les protestants résolurent donc de s’adresser directement au roi et de lui représenter à quel point leurs inquiétudes se légitimaient ; il y avait lieu de lui rappeler aussi la fidélité qu’il devait à la parole donnée par son grand père. Le vénérable pasteur Du Bosc de Rouen fut chargé de parler au nom des membres de la délégation. Voici la péroraison de son émouvant discours : « On nous ôte nos temples ; on nous exclut des métiers ; on nous prive des moyens de vivre et il n’y a plus personne de notre religion qui ne songe à la retraite (à s’exiler). Si donc votre Majesté songe à frapper un dernier coup, chacun tâchera à se sauver ; ce ne sera plus qu’une débandade générale. Je proteste saintement en votre présence que je dis la vérité comme elle est. Au nom de Dieu, Sire, écoutez en cette occasion nos gémissements et nos plaintes. Écoutez le dernier soupir de la liberté mourante ». Lorsque la délégation se fut retirée, Louis XIV se contenta de dire : « Jamais je n’avais entendu si bien parler ». Mais il ne changea rien à son attitude vis à-vis de ses infortunés sujets.
La conduite privée du roi donnait lieu à de tels reproches que l’opinion publique s’en émouvait ; c’était un scandale public. C’est alors que ses confesseurs, les pères jésuites Letellier et Lachaise, ainsi que Mme de Maintenon, lui persuadèrent qu’il effacerait la déplorable impression produite par ses liaisons criminelles en convertissant au catholicisme les huguenots. Dès lors l’édit de Nantes se trouva révoqué en fait, avant de l’être officiellement cinq ans plus tard. Complètement enlacé dans les pièges de Satan, le roi prêta une oreille complaisante à ses mauvais conseillers et promulgua des mesures bien plus graves que celles mentionnées plus haut.
Les enfants protestants furent autorisés à se convertir au catholicisme, malgré leurs parents, dès l’âge de sept ans, « âge auquel ils sont incapables de raison et de choix », disait cyniquement l’ordonnance. On devine sans peine combien il était aisé d’amener ces jeunes enfants à admettre et à promettre tout ce qu’on leur proposait. Ces nouveaux convertis étaient libres de quitter leur famille, s’ils le voulaient, en exigeant de leurs parents une pension. Successivement on interdit aux protestants toutes les fonctions publiques, puis toutes les carrières libérales. Ils ne purent acheter aucun office ; ils ne purent être ni avocats ni médecins. À peine leur laissait-on l’industrie et le commerce ; ils s’y jetèrent en foule et prospérèrent.
À côté de ces mesures de rigueur on essaya de la corruption en créant une caisse de conversions ; quelques centaines de malheureux abjurèrent pour six francs par tête. On leur accorda comme récompense l’exemption d’impôts. Mais la très grande masse des réformés restait inébranlablement ferme dans sa foi ; la puissance du Seigneur se manifestait de manière éclatante dans leur infirmité.
Pour hâter les conversions, on imagina les horribles dragonnades, menées par les « missionnaires bottés ». C’étaient tout simplement en effet des soldats, des dragons, qu’on logeait chez les protestants. L’armée se recrutait alors dans la lie de la population. Ces dragons se conduisirent comme en pays conquis, saccageant les maisons, torturant les habitants ; dans certains cas, par exemple, battant du tambour jour et nuit, pour priver de sommeil leurs malheureuses victimes. Ce système ne réussit que trop bien : le nombre des abjurations augmenta si rapidement qu’on put faire croire au roi qu’il ne restait plus, en France que « quelques centaines d’obstinés », ignoble mensonge, car les huguenots demeurés fidèles au Seigneur étaient infiniment plus nombreux que ceux qui avaient apostasié. Dans ces conditions, déclarait-on, l’édit de Nantes n’avait plus sa raison d’être et, le 18 octobre 1685, Louis XIV en signait la révocation. Les protestants non encore convertis ne seraient inquiétés en aucune façon ; mais ils encouraient la peine des galères s’ils essayaient d’émigrer, et leurs enfants seraient élevés dans la foi catholique. Tous les temples devaient être détruits et les pasteurs expulsés.
Il va de soi que le clergé accueillit cet acte infâme avec des transports de joie, de même que la presque unanimité de la nation, à laquelle on n’avait cessé d’insuffler des sentiments de jalousie à l’égard des réformés dont la prospérité matérielle était notoire. Les plus grands écrivains : Bossuet, Racine, La Bruyère, Fénelon, n’eurent qu’une voix pour célébrer l’événement ; Mme de Sévigné écrivait : « C’est la plus grande et la plus belle chose qui ait jamais été imaginée et exécutée ».
Deux hommes de marque blâmèrent nettement la révocation.
L’historien Saint-Simon, dont on ne publia les Mémoires
que très
longtemps après sa mort, tellement il portait des jugements sévères sur Louis
XIV et sa cour, avait osé écrire cette phrase cinglante au sujet de
l’événement : « Le roi n’entendait autour de lui que des éloges et il
avalait à longs traits ce poison ». Vauban, le célèbre ingénieur
militaire, déplorait, lui aussi amèrement, la révocation, en se plaçant, il est
vrai, au point de vue strictement stratégique. « Elle amena »,
écrivit-il, « la désertion de cent mille Français, la sortie de soixante
millions de francs, la ruine du commerce ; les flottes ennemies furent
grossies de neuf mille matelots, les meilleurs du royaume, leurs armées de six
cents officiers et de douze mille soldats, plus aguerris que les leurs ».
Vauban disait encore : « Les rois sont bien maîtres des vies et des
biens de leurs sujets, mais jamais de leurs opinions, parce que les sentiments
intérieurs sont hors de leur puissance ».
La plupart des protestants qui avaient abjuré ne le firent qu’avec le secret espoir que l’orage passerait et que le temps reviendrait de la liberté religieuse. Quand la révocation leur eut démontré combien cette perspective était vaine, un grand nombre retrouvèrent leur confiance en Dieu et leur courage, qui fut admirable. Malgré la surveillance étroite aux frontières et sur les côtes, ils partirent par milliers. Deux cent mille au moins, peut-être bien davantage, renoncèrent à tout, fortune, foyer, patrie, risquèrent leur liberté, leur vie, pour leur foi. Des hommes capables de pareils sacrifices et de pareille énergie, formaient une élite dont la disparition affaiblit singulièrement la France et enrichit proportionnellement les pays qui leur donnèrent asile. C’est pour ce motif que Colbert, bien plus clairvoyant que le roi aveuglé par sa passion, s’était prononcé catégoriquement contre la révocation. Mais les concurrents des protestants les voyaient de mauvais œil, parce qu’ils se donnaient tout entiers à leur travail, n’étant pas, comme les catholiques, entravés à chaque instant par le chômage obligatoire lors des fêtes d’Église. L’Angleterre, la Suisse, l’Allemagne accueillirent les malheureux réfugiés avec un empressement digne de tout éloge. Plus de vingt mille d’entre eux se fixèrent dans le Brandebourg, centre de la Prusse actuelle, vrai désert de sable qu’ils surent mettre en valeur et fertiliser. On raconte que, plus tard, le grand électeur de Brandebourg recevait un jour l’ambassadeur de France ; celui-ci lui demanda de la part de Louis XIV ce que son maître pourrait faire pour lui être agréable : « Une seconde révocation de l’édit de Nantes », aurait rétorqué l’électeur en ricanant. En revanche, certaines régions de la France : la Touraine, le Lyonnais, le Poitou périclitèrent fortement et plusieurs industries furent gravement atteintes. La révocation excita en Europe la haine de tous les États protestants contre la France. On peut dire à coup sûr qu’elle fut, dans la main de Dieu, la cause principale de déchéance de la France pendant la seconde partie du règne de Louis XIV. « C’est une abomination pour les rois de faire l’iniquité ; car, par la justice, le trône est rendu ferme » (Prov. 16:12).
L’ère des persécutions se rouvrit. Elles furent terribles et pratiquées avec des raffinements de cruauté encore inconnus. Un seul exemple suffira pour les caractériser ; c’est le récit fait par une des victimes. Blanche Gamond, transférée de Grenoble à l’hôpital de Valence dont le directeur d’Hérapine, qu’on surnomma la Rapine, était si célèbre dans l’art d’opérer des conversions contraintes, que son seul nom faisait faiblir des courages, restés jusque-là inébranlables. « Le soir arrivé, la Rapine me fit venir avec celles qui n’avaient jamais changé de religion. Nous étions six en sa présence ; il y avait pour spectateurs vingt à trente papistes. Quand nous fûmes là, il nous fit mettre toutes en rang devant lui et s’adressa à nous en disant : « Vous êtes des opiniâtres et des rebelles au roi et à Dieu ; mais je veux que vous changiez, ou vous crèverez sous les coups. Je vous ferai bien céder, race maudite de vipères, à coups de nerf de bœuf, car je sais mon métier. Vous ferez la balayure de l’hôpital ; vous balayerez depuis le matin jusqu’au soir, et si vous manquez, vous aurez cent coups de bâton. Après cela je vous ferai mettre au cachot, où vous mourrez de faim ; mais, afin que vous languissiez plus longtemps, vous n’aurez qu’un peu de pain et d’eau. Dans trente ou quarante jours au plus, vous serez mortes ; puis on vous jettera à la voirie et le roi sera défait d’un méchant sujet, malheureuse en cette vie, damnée dans l’autre. Comptez là-dessus ». Plus d’une fois, Blanche Gamond faillit succomber sous ces traitements atroces. Un jour, en particulier, la Rapine, exaspéré de sa résistance et de sa fermeté, comme elle le raconte elle-même, écumant de colère, l’ayant fait mettre à genoux et l’accablant des plus outrageantes épithètes, enjoignit aux filles de service de lui donner les étrivières. Six de ces cruelles mégères, trop bien dressées à cet emploi, armées chacune d’un paquet de verges d’osier, longues d’une aune, l’ayant déshabillée jusqu’à la ceinture, l’attachèrent à une poutre de manière qu’elle était pendue par les bras, et la fouettèrent jusqu’au sang, en lui disant avec moquerie : « Maintenant, prie ton Dieu ! » Le Seigneur répondit en effet aux supplications de sa faible, mais indomptable servante, et la libéra des mains de son tortionnaire.
D’autre part, les montagnards des Cévennes, poussés à bout, prirent les armes pour défendre leur religion. On les appela les Camisards, parce que, pour se reconnaître, ils portaient une longue chemise blanche par-dessus leurs vêtements. Malheureusement ils se laissèrent aller à bien des excès regrettables ; ils eurent leurs prophètes, leurs inspirés qui enflammaient leur ardeur, leur donnaient même des avis qu’ils tenaient pour célestes, car ils prétendaient avoir des visions. Leur chef, Cavalier, jeune homme enthousiaste, avait reçu à Genève une certaine instruction. Le soulèvement dura deux ans (1702-1704) ; il retint les meilleures troupes de Louis XIV et l’un de ses maréchaux les plus distingués, Villars, rendant ainsi un service signalé aux ennemis de la France. On ne peut que blâmer les Camisards d’avoir souvent dépassé la juste mesure, mais ils se comportèrent néanmoins en valeureux témoins du Seigneur, très convaincus, très sincères.
Au 18° siècle un certain nombre des exilés rentrèrent, mais la persécution guettait toujours les protestants. Leurs assemblées étaient interdites sous peine de prison ou des galères, et de mort pour les pasteurs. Ils durent se rencontrer dans la solitude des forêts ou dans les montagnes et les cavernes. Ce fut le cas surtout des habitants des Cévennes et on a donné à leurs groupements le nom d’Église du Désert. Une héroïne de ces temps périlleux pour les enfants de Dieu fut Marie Durand, dont le nom est très connu. Enfermée à 15 ans dans la tour de Constance à Aigues-Mortes en 1730, elle n’en sortit qu’avec sa chevelure toute blanchie par 38 ans de captivité et les souffrances qu’elle endura. On voit encore, sur le dallage de la pièce où elle était retenue captive, gravé de sa propre main dans la pierre, ce seul mot : « Résister ! » C’est le résumé, d’une éloquence grandiose dans sa brièveté, de tout ce qu’endurèrent les martyrs de France.
Deux hommes se firent remarquer par leur dévouement à ces assemblées de fidèles : Antoine Court et Paul Rabaut.
Antoine Court, élevé par une mère pieuse, car il avait perdu son père de bonne heure, s’attacha, très jeune encore, à l’un des prédicants qui étaient restés dans son pays natal, le Vivarais. Il suivait les réunions nocturnes avec assiduité et y prit souvent la parole. Les privations qu’il eut à endurer, les dangers qu’il courut, le firent tomber dangereusement malade. Retenu longtemps dans sa chambre, il eut le temps de réfléchir, de se mûrir. Lorsqu’il put enfin reprendre de l’activité, ce fut pour se consacrer de toute son âme au service de ses frères dans le Seigneur. Sous son influence, les protestants résolurent d’opposer à la persécution, désormais, non plus la résistance armée, mais la foi et la patience, en un mot de compter uniquement sur le Seigneur, afin de recevoir de lui la direction sur le chemin à suivre. On décida aussi d’interdire aux femmes de prendre la parole dans les assemblées, selon 1 Cor. 14:34, de faire comprendre aux illuminés, qui prétendaient recevoir d’en haut des révélations spéciales, que ceci non plus n’était pas conforme à l’enseignement scripturaire ; on leur enjoignit donc de se taire et d’écouter ceux de leurs frères que leur âge et leur expérience qualifiaient pour ce service. Enfin Court crut voir la nécessité de créer une école pastorale, pour former des ministres versés dans la connaissance de la Parole de Dieu et aptes à enseigner les autres. Ce séminaire ne pouvait pas exister en France ; le clergé, averti, l’aurait fait fermer sans délai. Il s’ouvrit donc à Lausanne (*) et fournit à l’Église du Désert plus d’une centaine de pasteurs. Antoine Court caractérisa ainsi ce qu’il appelait l’esprit du Désert : « Ce doit être avant tout un esprit de sanctification, de marche constante dans la dépendance de Dieu, de renoncement à soi, un esprit de prière, de réflexion, de grande sagesse, puisée à la seule source où on la trouve, auprès du Seigneur lui-même, un esprit de martyr qui, nous apprenant à mourir tous les jours à nous-mêmes, nous dispose à perdre courageusement la vie dans les tourments ou sur un gibet, si telle est la volonté de Dieu ». Les élèves d’Antoine Court eurent à supporter un redoublement de violence de 1750 à 1760, mais le Seigneur les fortifia et leur accorda la faveur de ne pas faiblir devant le danger.
(*) On a des raisons de croire que le siège du Séminaire de Lausanne était à la Cité, dans une maison en face du portail de la cathédrale, au haut des Escaliers du Marché. Une inscription commémorative y a été apposée. La maison en question est aujourd’hui incorporée à la Faculté des Lettres de l’Université.
Paul Rabaut, le plus connu d’entre eux, exerça, pendant un demi-siècle, un ministère très apprécié et fidèle. Il gagna l’affection de tous et leur estime par son dévouement, mais aussi par la sagesse qui le caractérisait ; c’était vraiment cette « sagesse d’en haut… paisible, modérée, traitable, pleine de miséricorde » (Jac. 3:17). Rabaut eut beaucoup à souffrir. Le sang des martyrs ne cessait de couler ; les condamnations iniques pleuvaient. Ainsi douze couples se voyaient condamnés en bloc, pour le simple fait d’avoir été unis par des pasteurs, les femmes à la prison, les hommes aux galères. Rabaut assista à la Révolution française. Il en discerna bien vite le véritable caractère. Son fils, Rabaut-Saint Étienne, se laissa élire comme député à l’Assemblée nationale et en devint même le président. Son père ne se laissa pas éblouir par cet honneur et écrivit à son fils : « Garde-toi de l’illusion. Penses-tu vraiment qu’une liberté véritable puisse sortir de cette Révolution ? La France ne sera sauvée que quand elle se donnera à Celui qui nous sauve. Et Celui qui nous a sauvés n’est ni Rousseau, ni Voltaire, ni le pape. C’est le Seigneur Jésus Christ lui-même, par son sang qui a coulé à la croix ». Prophétie qui s’accomplit bien vite, car, trois ans plus tard, le jeune Rabaut payait de sa tête son intrusion dans les affaires politiques. Son père fut jeté en prison ; relâché après la Terreur, il mourut bientôt à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Il est frappant de voir, dans la France du 18° siècle, comment Dieu s’est servi, pour la réalisation de ses desseins, d’hommes qui professaient l’incrédulité la plus acharnée, parmi eux Voltaire. Il passa sa vie, il employa ses talents à lutter contre le christianisme ; son esprit diaboliquement satirique le poussa aux pires invectives contre la Bible, contre la personne du Sauveur, contre les miracles. Voltaire fut néanmoins un chaleureux défenseur de la tolérance dans tous les domaines et le prouva entre autres en prenant en main la cause d’un protestant de Toulouse, Calas, qui fut roué vif sous l’inculpation, fausse, d’avoir assassiné son propre fils. Voltaire n’eut ni trêve ni repos jusqu’à ce qu’il eût obtenu la révision du procès et l’entière réhabilitation de l’infortunée victime du clergé catholique. Tous les écrivains, dénommés les philosophes, soutinrent la même idée, au nom de la liberté dont chaque individu doit pouvoir jouir. Mais, poussant ce principe jusqu’à ses dernières conséquences, s’appuyant sur la seule puissance de la logique humaine, ils déclaraient hautement que l’homme étant son propre maître ne doit dépendre de rien ni de personne ; ils en faisaient le roi de l’univers. Leurs idées ont fait leur chemin d’autant plus aisément qu’ils surent les exposer sous une forme simple et séduisante. Elles s’épanouissent aujourd’hui en plein dans les pays qui, comme la Russie, ont osé nier l’existence même de Dieu, réalisant ainsi par avance une partie de l’état de choses décrit en 2 Thes. 2.
Ne voit-on pas là, en ce qui concerne la France, un châtiment de Dieu sur ce royaume où la vérité brilla d’un si vif éclat, puis fut étouffée par un mouvement concerté par le gouvernement et le clergé, et auquel la nation elle-même ne prêta que trop volontiers la main ? « Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! » s’écria, en montant à l’échafaud, Mme Roland, une des victimes de la Révolution. Il est une liberté après laquelle toute la création soupire dans son désir d’être « affranchie de la servitude de la corruption, pour jouir de la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rom. 8:21).
Au point de vue territorial, la Suisse romande présente, au 16° siècle, un aspect complexe. Quatre évêques y possédaient de vastes domaines : celui de Sion, maître du Valais ; celui de Bâle à qui appartenait le Jura bernois ; celui de Lausanne, dont le diocèse s’étendait de la Veveyse à la Venoge et comprenait d’autres territoires encore ; enfin celui de Genève. Politiquement Neuchâtel dépendait d’un prince français.
Quant au Pays de Vaud, il était, en bonne partie, propriété de la maison de Savoie, ainsi que la moitié occidentale du canton de Fribourg. Mais Berne avait des visées sur ces belles et riches contrées. Elle les avait déjà envahies lors des guerres de Bourgogne en 1475-76 et s’était approprié les quatre « Mandements » d’Aigle (Aigle, Ollon, Bex, les Ormonts). En commun avec Fribourg, elle gouvernait les bailliages de Morat, Grandson, Orbe et Echallens. Ce premier succès n’avait point mis fin à son ambition. Ne pouvant s’étendre du côté de l’est, où Zurich et les cantons primitifs lui faisaient obstacle, elle s’assignait pour tâche de créer à ses États une forte frontière au couchant, sur la ligne du Jura ; ainsi, du même coup, elle couvrait la Confédération contre les menaces éventuelles de la France. Par là aussi elle deviendrait maîtresse sans conteste des routes qui se réunissaient à l’extrémité inférieure du lac Léman.
Il ne faut pas oublier non plus que Berne venait d’adhérer à la Réforme ; ainsi ses combats inévitables avec la Savoie allaient de pair avec la propagande religieuse. Et celle-ci se compliquait du fait de la co-propriété des « bailliages communs » avec Fribourg, aussi attachés au catholicisme que Berne l’était aux doctrines nouvelles.
Le tout premier précurseur de la Réformation à Lausanne fut un moine cordelier d’Avignon, nommé Lambert, qui prêcha devant l’évêque. Ses idées se rapprochaient de celles de Luther ; cependant il ne déplut point au prélat et aurait pu continuer ses prédications, si, impatient d’entendre Luther lui-même, il ne s’était hâté de quitter Lausanne, au grand déplaisir d’une partie de ses auditeurs, séduits par l’originalité de ses propos. Y avait-il plus que de la curiosité dans leurs cœurs ? Il est probable que, tels les Athéniens d’autrefois, ils passaient leur temps « à dire et à ouïr quelque nouvelle » (Actes 17:21). En tous cas, il ne paraît pas qu’il y ait eu, à ce moment-là, de travail profond dans leurs âmes.
Ailleurs cependant dans le Pays de Vaud le bruit se répandait de ce qui se passait en Allemagne, en France, à Zurich ; les noms de Luther, de Calvin, de Zwingli étaient dans toutes les bouches. L’agitation gagnait de proche en proche. L’autorité laïque finit par s’en émouvoir et le bailli de Vaud convoqua à Moudon les « États », en vue de prendre avis sur les « mauvaises, déloyales, fausses et hérétiques allégations et opinions de ce maudit et déloyal hérétique, Martin Luther, par lesquelles il se dit communément, ont été faits de gros esclandres et abus contre la foi chrétienne… Ont donc statué que celui qui aurait voulu soutenir et maintenir les fausses et decevables opinions devant dites, en tout ou en partie, recevra trois estrapades de corde et sera incarcéré trois jours durant ». En cas de récidive, « qu’il doit être brûlé comme faux et déloyal, avec son livre (sa Bible), si point en avait ».
Il en allait autrement dans les possessions bernoises, où les
maîtres prétendaient imposer la Réforme. Mais les prédicateurs se trouvaient en
présence d’une grosse difficulté du fait que presque tous ignoraient la langue
française. Or, à ce moment-là même, plusieurs réfugiés arrivaient de France à
Bâle, visiblement dirigés par le Seigneur, parmi eux Guillaume Farel. Berne
accepta avec empressement ses offres de service et l’envoya à Aigle, où il
s’établit en qualité de maître d’école, sous le pseudonyme d’Ursinus. La haute
valeur de son enseignement, ses discours persuasifs dans les familles, lui
gagnèrent bientôt des amis, mais produisirent aussi une vive fermentation. Le
clergé et une partie de la population s’opposèrent et le bruit en vint à Berne,
si bien que le Haut Conseil écrivit au lieutenant du gouverneur d’Aigle :
« Touchant le prégeur (prêcheur) françois qui prêge en Alioz (Aigle), bien
qu’entendons qu’il est très docte et que prêge la vérité de l’Évangile, pource
que n’est pas prestre, voulons que tu le fasses à cesser et désister de son
prégement ». Néanmoins, quinze jours plus tard, le secrétaire du même
Conseil note : « On permet à Farel de prêcher à Aigle jusqu’à ce que
le coadjuteur présente un autre prestre qualifié ». Sur ces entrefaites
Berne publia l’Édit de Réformation
, « rejetant à jamais le joug des
évêques, qui n’ont su que nous tondre et non pas nous paître », abolissant
le culte des images et remplaçant la messe par « une prédication assidue
de la Parole de Dieu ». Désormais Farel prêcha ouvertement dans la ville
et dans les environs ; il en résulta un tumulte tel que Berne dut occuper
militairement la contrée et qu’elle punit sévèrement les fauteurs de désordres.
Farel n’était pas homme à demeurer à un poste fixe. Il obtint de Leurs Excellences la permission d’annoncer l’Évangile chez tous leurs sujets et ceci l’amena successivement à Lausanne, à Morat, à Avenches, à Bienne, dans le Jura bernois, puis à Neuchâtel. À Lausanne, la présence de l’évêque entretenait une atmosphère très hostile à la Réforme. Insulté et maltraité, Farel dut s’éloigner en toute hâte. Berne en conçut un vif ressentiment et s’en plaignit à l’évêque en ces termes : « Nous avons appris avec douleur ce que vous avez fait à Maistre Guillaume Farel, notre sujet. Nous ne pouvons assez nous étonner que l’évêque et sa sainte compagnie maltraitent ainsi des gens qui prêchent l’Évangile… Nous vous exhortons donc de permettre qu’on vous prêche la Parole de Dieu, de recevoir honnêtement ceux qui la prêchent, particulièrement Farel… Si on lui fait le moindre mauvais traitement, nous le sentirons comme s’il était fait à nous-mêmes. Prenez donc garde qu’on touche à un des cheveux de sa tête ».
En 1530 Farel parut pour la seconde fois à Neuchâtel, accompagné de son jeune compatriote, Antoine Froment. Après une prédication en plein air, les auditeurs détruisirent les images et les ornements d’une chapelle. Peu après, à Valangin, Farel subit les pires outrages. « Ils procédèrent furieusement contre Maistre Guillaume et commencèrent de le frapper et le tirer par les cheveux ; et le traînoient en le battant dessus tête, bras, épaules et visage, tellement que son visage estoit tout en sang et qu’on ne lui connaissoit point de face d’homme. Ils le menèrent toujours battant jusque devant la chapelle et le firent s’agenouiller en lui disant : « Juif, adore ton Dieu qui est dans cette chapelle et lui dis qu’il te sauve ! » et lui frappant la tête contre la chapelle en telle sorte que le sang demeura contre icelle dite chapelle. Et il répondait toujours qu’il voulait adorer Jésus Christ, le Sauveur du monde ». Trois mois plus tard, à la suite d’une nouvelle prédication du réformateur, un auditeur s’écria : « Il faut ôter les idoles ». Là-dessus la foule se précipita vers la Collégiale et brisa toutes les images. Le fait est rappelé par une inscription encastrée dans un pilier de l’église : « 1530, le 23 octobre, fust ostée et abattue l’idolâtrie de céans par les bourgeois ».
Il vaut la peine de dire quelques mots aussi de ce qui ce passa à Orbe l’année suivante. Grâce au régime de copropriété avec Fribourg, la ville, dans sa majorité, restait catholique ; les réformés, protégés par Berne, se montraient remuants. Un d’eux, indigné d’un propos tenu du haut de la chaire par un prédicateur catholique, s’écria en pleine église « Il en a menti ! ». Il en résulta un scandale terrible : « les hommes qui étaient aux chapelles voulaient sortir pour l’assommer, comme méchant, mais ceux qui étaient les plus prochains des dites chapelles les cloyèrent (fermèrent), en sorte qu’ils ne purent sortir. Sur ce les femmes, toutes d’un vouloir et courage, allèrent où était le dit Christophe (l’interpellateur), le prindrent par la barbe, la lui arrachant et lui donnant des coups tant et plus, et le dommagèrent par le visage, tant d’ongles que autrement, en telle sorte que finalement qu’il leur eût été laissé faire, il ne fût jamais sorti de la dite église, qui fût été grand profit pour le bien des bons catholiques ». Le châtelain réussit à arracher le malheureux à ces mégères et l’enferma en prison pour le mettre à l’abri. Berne délégua à Orbe des commissaires pour procéder à une enquête ; ils amenèrent Farel avec eux et lui enjoignirent de prêcher le jour de Pâques (1531). Ce fut un nouveau tumulte, pire encore que le précédent : « Il s’en alla mettre en chaire pour prêcher et lors chacun le suivit, hommes et femmes et enfants, qui tous et un chacun criaient et sifflaient pour le destorber (empêcher) avec toute exclamation, l’appelant chien, mâtin, hérétique, diable, et autres injures que l’on lui disait, en sorte que l’on n’eût pas ouï Dieu tonner et n’entendaient aussi chose que il dit. Et sus cela les habitants, voyant qu’il ne se voulait désister, se commencèrent à mutiner et prendre jusques à donner des coups ». Le bailli dut conduire Farel dans sa propre demeure pour le protéger.
Après un séjour de quelque durée, pendant lequel les violences s’apaisèrent, Farel quitta la ville et confia le soin de l’œuvre commencée à un bourgeois de la localité, Pierre Viret, dont il sera question plus loin. Plus paisible que son ami, Viret gagna peu à peu la confiance de ses auditeurs ; de nombreuses conversions eurent lieu et, le jour de Pâques 1532, une assistance imposante remplit l’église pour le service réformé.
Pendant ce temps les intrigues de Charles III, duc de Savoie, contre Genève devenaient de plus en plus inquiétantes. Berne y voyait un grand danger pour elle-même d’abord, car elle courait le risque de se voir encerclée et coupée de toutes les routes vers l’occident, pour la Réforme aussi, car le triomphe de la maison de Savoie aurait marqué le retour immédiat des catholiques à Genève. En 1536 elle déclara donc la guerre au duc qui ne se défendit que mollement. Ainsi, sans grands efforts, Berne mit la main sur le Pays de Vaud, objet de ses convoitises depuis longtemps, et qu’elle garda pendant deux siècles et demi.
Comme de juste, les Bernois commencèrent par assurer l’organisation politique de leur conquête. Cela fait, ils avisèrent à y introduire, de gré ou de force, leurs opinions religieuses. Tout en suivant cette ligne de conduite, courante alors, Farel, plus que tous les autres réformateurs, insistait sur le salut individuel, sur la notion de l’Église, corps de Christ ; mais bien peu de ses amis et de ses collègues virent les choses aussi clairement que lui.
Pour donner une apparence de légalité à leurs procédés dictatoriaux, les Bernois organisèrent à Lausanne une dispute religieuse, à laquelle ils convoquèrent de nombreux représentants du catholicisme, ceci afin de leur ôter le prétexte qu’ils auraient pu avancer que tout se faisait sans qu’on les eût entendus. Farel joua le premier rôle dans cette discussion ; à ces côtés se trouvaient Pierre Viret et Jean Calvin. C’est Farel qui prononça le discours d’ouverture :
« Le Seigneur Jésus Christ », dit-il entre autres, « est venu dans ce monde de péché pour y apporter le salut et la vie éternelle à quiconque croit en lui. Il est mort sur la croix. Il veut réunir en un les enfants de Dieu que Satan cherche à disperser par tous les moyens en son pouvoir ». Puis il demanda à tous d’intercéder en prières au Seigneur « pour que la vérité seule triomphe ; pour que personne n’hésite à l’accepter malgré la faiblesse et l’incapacité de ceux qui sont ici pour la défendre ; pour que tous se tournent vers le Souverain Pasteur des brebis qui donna sa vie pour les hommes perdus ; pour que personne ne cherche sa propre gloire, mais que Christ seul soit reconnu de chacun ».
Pour faciliter la discussion, Farel avait rédigé dix thèses, dont voici les principales (le français est modernisé) :
« 1. La Sainte Écriture n’enseigne point d’autre manière pour être justifié sinon celle qui est par la foi en Jésus Christ, une fois offert et qui jamais plus ne le sera ».
« 2. Cette Écriture reconnaît Jésus Christ, qui est ressuscité des morts et est assis au ciel à la droite du Père, comme seul chef et sacrificateur, vraiment souverain médiateur et avocat vraiment de son Église ».
« 5. L’Église ne reconnaît aucun ministre autre que celui qui prêche la Parole de Dieu ».
« 6. L’Église ne reçoit autre confession que celle qui est faite à Dieu, ni autre absolution que celle qui est donnée de Dieu par la rémission des péchés, et qui seul pardonne et remet les péchés, auquel seul à cette fin se faut confesser ».
« 8. L’Église reconnaît le magistrat civil seulement ordonné de Dieu, nécessaire pour conserver la paix et la tranquillité de la chose publique. Auquel elle veut et ordonne que tous obéissent en tant qu’il ne commande rien contre Dieu ».
« 9. Elle affirme que le mariage, institué de Dieu à toutes personnes, pourvu que à cela soient aptes et idoines, ne répugne à la sainteté de quelque état que ce soit ».
« 10. Quant aux choses indifférentes, comme sont viandes, breuvages et observation des jours, combien que l’homme fidèle en puisse user librement en tout temps, ce qu’autrement qu’en science et charité il ne doit faire ».
Les catholiques ne mirent pas en ligne de grands orateurs ; les chanoines se contentèrent de lire une protestation contre la dispute elle-même, renvoyant toute décision à un prochain concile. Leurs seuls défenseurs un peu chaleureux furent un jeune officier et un médecin, nommé Blanchérose, au témoignage d’un de ses coreligionnaires, « homme tenant de la lune et fort fantastique, lequel en ses disputes mêlait la médecine avec la théologie et faisait incontinent à rire ». Un vicaire fit cette déclaration naïve : « Si les prêtres sont aussi ignorants que vous le dites, ce n’est pas une grande gloire pour vous de les avoir vaincus. Que n’avez-vous pitié de leur ignorance ? ». Comme dans toutes les discussions de cette nature, la direction des débats ne fut pas impartiale, à en juger d’après cette affirmation, toutefois contestée, de Pierrefleur, banneret d’Orbe : « D’autres opposants y eut, mais quand l’on connaissait qu’ils voulaient trop presser et s’avancer en disputes, on les faisait taire ». Farel et Viret portèrent, seuls d’abord, le poids de la discussion et répondirent à leurs contradicteurs avec beaucoup d’à propos et dans un langage savoureux et dru qui ne ressemble guère à celui qu’on emploie de nos jours dans des débats de cette nature. Calvin n’intervint qu’au bout de quatre jours ; on discutait sur la présence réelle dans la Cène. Un catholique accusait ses adversaires d’ignorer les Pères de l’Église. Calvin se leva. Servi par sa mémoire prodigieuse, il retourna le grief contre l’autre partie, citant, avec une précision étonnante, Tertullien, Chrysostôme, Augustin. Puis, passant à l’attaque, il montra la faiblesse insigne de l’exégèse catholique. L’auditoire sentit que tous avaient trouvé leur maître. Les réformés triomphèrent donc.
On a vu tout à l’heure le nom de Pierre Viret, né à Orbe en 1511. Pierrefleur résume en ces termes sa carrière jusqu’à son départ pour la France : « Fils d’un couturier et retondeur de drap, Viret avait été dès son commencement introduit aux lettres à Orbe, et puis fut à Paris, où il demeura pour quelque temps, comme deux à trois ans, où il profita fort bien aux lettres. Lui étant à Paris, fut noté tenir de la religion luthérienne, en sorte qu’il lui fut bien de se sauver, et tourna (retourna) au dit Orbe en la maison de son dit père, où il séjourna jusqu’à ce qu’il fut prédicant. La première charge fut d’aller à Grandson commis pour y prêcher, et puis il tomba en grande estime entre les prédicants luthériens. Il se fit compagnon de Guillaume Farel, et furent ceux qui commencèrent à prêcher la dite loi à Genève, et fut le grand prêcheur au dit Genève. Semblablement à Lausanne, ayant partout grand crédit et autorité… Il fut en grand bruit, tellement qu’il était le plus aimé et avancé des gens et grands seigneurs de sa religion ».
Dès que les Bernois eurent conquis le Pays de Vaud, ils insistèrent auprès de Viret pour qu’il renonçât à la tâche qu’il avait entreprise à Genève et se rendît à Lausanne, encore presque entièrement catholique. Avec un courage admirable, le jeune prédicateur, qui avait à peine vingt-cinq ans, se mit à prêcher dans une des églises de la ville ; les dominicains lui donnaient la réplique à la cathédrale. Son éloquence calme, mais insistante, fit une profonde impression ; le Seigneur bénit son ministère et, par son moyen, bien des personnes furent amenées à connaître le salut par Christ. Viret possédait une vaste érudition : il avait lu tous les Pères de l’Église, connaissait à fond la doctrine de chacun d’eux et ainsi tenait tête, sans défaillir, aux champions de la cause adverse, qui le redoutaient plus que tous les autres « prédicants ». Son caractère actif et résolu se revêtait de douceur, assaisonnée de grâce. Cordial, d’abord facile, il se montrait infatigable au travail.
En premières noces, il épousa Élisabeth Turtaz d’Orbe, qu’il eut la grande douleur de perdre au bout de huit ans déjà ; voici les paroles touchantes qu’il écrivit à ce sujet « Par la mort de ma femme bien aimée, le Seigneur m’a frappé — et toute ma famille — du coup le plus dur. Il m’a ôté la moitié de moi-même, il m’a privé d’une fidèle compagne, d’une bonne maîtresse de maison, d’une épouse qui s’adaptait admirablement à mon caractère, à mes travaux, à mon ministère tout entier. Le coup m’éprouve au point qu’il me semble être un étranger chez moi… J’ai été tellement accablé que rien ne pouvait plus me plaire sous le ciel. Je m’accusais moi-même de ne pas supporter mon malheur, je ne dirai pas comme un ministre de Jésus Christ, mais comme un homme qui commence à connaître les vérités de la Parole de Dieu. Moi qui professais d’être non seulement un disciple, mais un prédicateur de la sagesse chrétienne, je ne savais pas user, dans l’excès de ma douleur, des remèdes que je conseillais à autrui ».
Quelque temps après, Viret contracta un second mariage avec une veuve, originaire de Rolle, dont il eut six enfants, Sébastienne de la Harpe. Son unique fils mourut en bas âge ; ses deux filles aînées, Marie et Marthe, furent filleules de Farel et de Calvin. Les détails charmants qui les concernent, comme aussi mainte affaire de ménage, maint incident de la vie quotidienne mettent une note gaie et sympathique dans la correspondance austère des réformateurs. De temps à autre, ils se rendaient visite les uns aux autres ou se réunissaient tous trois chez l’un d’eux. Leurs relations, empreintes de la plus sincère cordialité et qui révèlent le plus parfait accord, sont une des belles pages de l’histoire de la Réformation. Théodore de Bèze a bien marqué le trait distinctif de chacun d’eux, quand il parla de la « science » de Calvin, des « tonnerres » de Farel, du « miel » de Viret. Deux citations encore montreront le réformateur vaudois sous ce jour si aimable de père de famille.
À Calvin il écrit en 1550: « Je suis aux prises avec les difficultés les plus grandes. Je plie sous le faix, d’autant que j’entrevois moins d’espoir d’une amélioration. Ma patience, trop longtemps exposée et meurtrie, qui, je ne sais comment, a duré jusqu’ici, commence à s’irriter. Une seule chose me réconforte : la paix de la famille, l’affection mutuelle et la concorde avec mes collègues et les professeurs, les progrès de l’école. Si cela me manquait, je ne vivrais plus et il me faudrait aller ailleurs… Ma femme, mes fillettes et toute la famille vont bien et me prient de te saluer. Ta filleule est d’un naturel tout à fait doux, agréable, paisible, d’un charmant visage. Lorsque tu viendras, sa vue te rendra joyeux ».
À Farel la même année : « Ta petite Marie aurait trouvé la mort récemment, si Dieu n’avait fait un vrai miracle en sa faveur. En jouant à la façon des enfants et en tirant le cordon de la sonnette fixée au mur de ma maison, elle a fait tomber sur sa tête la sonnette et l’énorme pièce de fer qui la soutenait. Mais, par la providence divine, elle s’est tirée saine et sauve de ce coup qui aurait brisé la tête du plus vigoureux géant. Dieu a détourné le coup ailleurs ; elle n’a eu que de légères contusions, guéries le lendemain ».
Après vingt ans d’activité à Lausanne, Viret entra en conflit avec les magistrats bernois qui prétendaient avoir la haute main sur les mœurs du pays, tandis que le réformateur soutenait que le seul moyen de régénérer les cœurs, c’était de les amener « captifs à l’obéissance du Christ », selon 2 Cor. 10:5. Le gouvernement de Berne ne voulut rien entendre et prononça contre Viret une sentence de bannissement, le considérant comme rebelle aux lois de l’État. Il se rendit donc à Genève où il rejoignit Théodore de Bèze, qui avait quitté Lausanne deux ans auparavant pour des motifs analogues. Mais, après un court séjour auprès de son ami, sa santé sérieusement ébranlée, l’obligea à chercher un climat plus doux ; il se dirigea donc vers le midi de la France et se fixa tout d’abord à Nîmes, où il recommença à prêcher, puis à Lyon. Le gouvernement bernois l’autorisa à faire une courte visite à Orbe, pour y régler des affaires de famille ; il put donc prendre ainsi congé de son pays natal, dont il écrivit un jour : « Si je dois souhaiter que Dieu soit glorifié entre les hommes, où dois-je désirer qu’il le soit plus et plus tost qu’au pays de ma naissance et entre mes circonvoisins ? Et si je suis tenu de souhaiter et de travailler à avancer le talent d’un chascun, autant qu’à moi sera possible, de qui dois je avoir plus de soing sinon de ceux de mon pays mesme ? Je n’ay pas voulu laisser mon pays et ma nation pour m’en aller ailleurs, sans luy avoir premièrement présenté les dons et grâces qui m’ont esté commises du Seigneur, pour les présenter par mon ministère à ceux-là auxquels Dieu m’a conjoinct de plus près ».
Chassé de Lyon par les intrigues des Jésuites, Viret accepta l’invitation de Jeanne d’Albret, mère d’Henri IV, qui l’appelait à enseigner à l’Académie d’Orthez. « Dieu ayant pitié de moi », écrit-il, « m’a conduit dans ce bon pays de Béarn, où j’ai été reçu en grande affection par la reine ». Un dernier orage vint le secouer dans sa paisible retraite. Une armée catholique ayant envahi le Béarn, Viret et d’autres ministres furent gardés comme otages au château de Pau. Quelques mois plus tard, les huguenots reconquirent le royaume et libérèrent les captifs. Dans le service solennel d’actions de grâces qui eut lieu à cette occasion, Viret prêcha sur ce texte : « Notre âme est échappée comme un oiseau du piège des oiseleurs : le piège s’est rompu, et nous sommes échappés. Notre secours est dans le nom de l’Éternel qui a fait les cieux et la terre » (Ps. 124:7-8).
En mars ou avril 1571, sans qu’on sache exactement le lieu ni la date, Pierre Viret s’endormit dans le Seigneur à l’âge de soixante ans environ et entra dans ce repos après lequel il avait soupiré au cours de sa carrière si agitée et marquée par de cruelles souffrances. L’ancien chancelier d’État bernois, Nicolas Zurkinden, apprenant son décès, écrivit à Théodore de Bèze : « J’ai pleuré, non ce frère affranchi désormais des misères de ce bas monde, mais sur l’Église, privée d’un tel serviteur. Je m’affligerais sans mesure si je ne savais qu’il est auprès du Seigneur, où j’espère rejoindre bientôt l’exilé d’autrefois dans la maison du Père ».
Comme on a pu s’en rendre compte, Pierre Viret ne fut pas un initiateur. Entré dans le sillon que d’autres avaient creusé, il n’en présente pas moins un caractère original. Il possédait le tempérament d’un véritable évangéliste, obéissant ainsi à l’adjuration adressée par Paul à Timothée : « Prêche la parole, insiste en temps et hors de temps, convaincs, reprends, exhorte, avec toute longanimité et doctrine » (2 Tim. 4:2). Il annonçait en effet la vérité où qu’il se trouvât, sous les halles, sur les places publiques, dans les fossés de la ville, dans les chapelles, dans les cathédrales, car sa devise était : « Ma vie ne m’est pas si chère que la gloire de Dieu et l’honneur de mon ministère ». Il ajoutait : « Pour m’acquitter fidèlement d’icelui (de mon ministère), il me faut oublier tout ce que je puis avoir de plus cher au monde, voire jusqu’à ma propre vie ».
Viret insiste toujours énergiquement sur la valeur des principes. « Que ce que vous avez entendu dès le commencement demeure en vous : si ce que vous avez entendu dès le commencement demeure en vous, vous aussi vous demeurerez dans le Fils et dans le Père » (1 Jean 2:24). « C’est », dit-il, « par le moyen de la doctrine principalement que l’on peut corriger les erreurs et abus ». Il considère l’Écriture comme l’unique règle de foi. Elle seule possède l’autorité suffisante pour faire contrepoids à celle de l’Église et de la tradition : « Il n’y a point de certaine assurance des choses divines et célestes et de toutes les matières appartenantes à la religion et à nostre salut, sinon en la doctrine céleste révélée à l’Église par le Sainct Esprit ». Le sens de l’Écriture est facile à trouver ; il n’est pas nécessaire, pour l’établir, de recourir aux traditions des Pères ; il suffit, quand il subsiste quelque incertitude, de demander à l’Écriture de s’éclairer elle-même. « Le vray moyen de disputer (discuter) entre chrestiens est de conférer les passages de la Sainte Écriture les uns avec les autres, en telle manière que les plus obscurs soient assez exposés par les plus clairs et que le Sainct Esprit qui en est l’autheur, en soit aussi l’expositeur et le juge lui-mesme ».
Viret porta le gros de son effort à faire pénétrer la Parole de Dieu dans la masse du peuple ; de là l’origine des luttes qui agitèrent sa vie. Il a pour tout premier adversaire le péché. Il combat l’indifférence, la légèreté, les profanations de toute nature. Il souffre profondément du manque de piété jusque chez ceux que la Réforme a atteints et qui ont fait profession de christianisme. Il ne ménage pas ses expressions pour les stigmatiser : « C’est une Réforme manquée, faite à poste (rapidement), par laquelle les hommes ne veulent point réformer leurs mœurs et leurs anciennes et mauvaises coutumes et manières de faire à la règle de l’Évangile, mais veulent réformer l’Évangile à leur règle et le faire servir à leurs affections et à leur gain et profict particulier. Il y en a bien peu qui, sous l’ombre de la liberté de l’Évangile, ne prennent telle licence qu’il leur plaist ».
Le réformateur vaudois ne cesse de répéter que l’homme, laissé à lui-même, ne peut rien pour son salut ; que c’est la foi qui sauve ; « qu’il n’y a de salut en aucun autre » que dans le Seigneur Jésus ; « car aussi il n’y a point d’autre nom sous le ciel, qui soit donné parmi les hommes, par lequel il nous faille être sauvés » (Actes 4:12). Et voici comment il caractérise la prédication : « Ce qu’annoncent les prédicateurs, ils l’annoncent au nom et en l’authorité de celuy qui les a envoyés. Dieu seul, par la secrète opération de son Sainct Esprit, remue les cœurs et fait au-dedans les choses qui sont extérieurement dénoncées et signifiées par la parole. Il faict cela en toute liberté, sans estre attaché aux lieux, aux tems et aux personnes. Bien que la parole des hommes ait d’elle-mesme et de son naturel le pouvoir de toucher et d’esmouvoir les sens extérieurs, toutefois elle ne peut parvenir jusques à l’esprit, pour le toucher et l’esmouvoir, sinon que la vive et puissante parole de Dieu, de laquelle ceste cy est une représentation et image, soit conjoincte avec icelle et que, par la vertu (puissance) de Dieu, elle descoule et parvienne jusques au cœur des hommes ». Tout ceci est une paraphrase de Héb. 4:11-12.
Il ressort de cet exposé, tout d’abord, que le prédicateur doit être convaincu de la vérité du message qu’il proclame : comment persuader les autres, si la certitude n’existe pas dans son esprit et dans son cœur ? « Ceux-là sont seulement dignes d’estre tenus pour vrais prophètes qui croyent eux mesmes et s’efforcent de faire de tout leur pouvoir ce qu’ils preschent et qu’ils enseignent aux aultres ».
Tous les enfants de Dieu peuvent et doivent être des prédicateurs de ce qu’ils ont appris, en mettant en pratique les choses qui leur ont été révélées par le Saint Esprit. Les vrais évangéliques, dit-il aux chrétiens de Montpellier, doivent briller « par bonne et saine doctrine et par sainteté et honnesteté de vie ; ils doivent travailler au salut de leurs frères par bonne et pure doctrine et par bons exemples de saincte vie et honneste ». Il adresse de sévères admonestations au coupable de « jurement » ou de blasphème, à celui qui « a battu et maltraicté sa femme », à celui qui s’est « courroucé » en pleine rue, à celui qui a un différend au sujet d’un « chaudron » ; il flétrit surtout impitoyablement les mauvaises mœurs.
Enfin, détail à relever, à une époque où l’on pratiquait toutes les violences, où les plus mauvaises passions étaient exacerbées dans le domaine de la politique comme dans celui de la religion, Viret, se basant, comme toujours, sur la Parole de Dieu, insiste sur la soumission aux autorités, tant qu’elles ne s’élèvent pas contre la loi divine, et il recommande la pratique de la charité chrétienne, de la tolérance. Il ne craint pas de déclarer aux réformés eux-mêmes que leurs brutalités sont téméraires, sévèrement blâmables. Tel était son prestige, inspiré par sa douceur qui n’excluait point l’autorité, qu’à sa voix, les « excès » cessent, les « affections » (passions) se calment. Les protestants déposent les armes, les rendent : bel exemple donné par cet homme qui avait appris, à l’image de son divin Modèle, à être « doux et humble de cœur » (Matt. 11:29).
C’est encore Viret qui, passant à Valence, sauve un jésuite que l’on conduisait au supplice. À Lyon, quand le gouverneur, à bout de vivres, va jeter dehors les bouches inutiles, soit sept mille vieillards, malades, femmes et enfants, Viret lui remontre que ce serait grande pitié d’envoyer tant de pauvres gens à la boucherie ; qu’il s’agit d’une guerre à laquelle « le moindre pauvre a intérêt, puisque nous combattons pour la liberté de nos consciences ». Le gouverneur prend confiance en Dieu et cède au conseil donné.
Plus que n’importe lequel des réformateurs, Viret réalisa ces
mots de Prov. 19:22: « Ce qui attire, dans un homme, c’est sa
bonté ». Bèze le qualifie de « merveilleusement débonnaire ». Il
fut, dit-il, « le sourire de la Réforme ». Ses dons le prédisposaient
à faire l’éducation des masses, tâche à laquelle il appliqua avec amour toute
son activité. Dans son Instruction chrétienne
, il montre que la loi
divine est indispensable dans les sociétés humaines, puis il fait une
exposition familière du décalogue, semée de préceptes pratiques, d’exemples
tirés de la vie ordinaire. À propos de la sanctification du dimanche, il écrit
un chapitre intitulé : « De ceux qui vont au sermon pour y
dormir ». Il attaque avec véhémence ceux « qui s’appellent déistes
,
d’un nom tout nouveau », gens qui ne nient point Dieu, mais ignorent le
Seigneur Jésus, savants, littérateurs, épicuriens d’érudition, dilettantes du
doute : « Il y a danger », s’écrie-t-il, « que nous n’ayons
plus de peine à combattre avec de tels monstres qu’avec les superstitieux et
idolâtres ». Ce n’est point que Viret décrie la science, ni qu’il l’ignore
de propos délibéré ; au contraire, il parle de la nature en termes élevés,
bien propres à nous faire admirer la variété et l’étendue de ses connaissances.
Mais il préfère, comme il dit, « un pauvre laboureur qui connaît son Dieu
et Jésus Christ son Sauveur et les confesse en son rude langage, à tous ces
grands poètes, orateurs et philosophes, qui en sont du tout ignorants ».
Selon Viret la science doit être « chambrière et servante de la
foi ». Le savant doit « enfantiller avec les enfants, user de
rusticité avec les rustiques, édifier les pauvres ignorants, ainsi qu’ils
édifient les savants ». Cette prédilection de Viret pour les humbles
frappait ses adversaires, si bien que Pierrefleur lui reprochait de séduire de
préférence « les pauvres et simples gens ».
C’est une figure singulièrement attachante que celle de Pierre Viret. Il ne se place pas au premier plan et ne désire pas y être. Moins brillant que les autres réformateurs, remarquable par sa constante et sincère humilité, il travailla avec ardeur et avec foi à la tâche que le Seigneur avait placée devant lui, selon 1 Cor. 4:2: « Ce qui est requis dans des administrateurs, c’est qu’un homme soit trouvé fidèle » (2 Cor. 5:9). Nul ne mit plus d’ « ardeur à lui être agréable ». Malgré une santé chancelante, de cruelles épreuves, une opposition sans cesse renaissante, « il tint ferme, comme voyant celui qui est invisible » (Héb. 11:27).
Farel fut appelé comme pasteur à Neuchâtel en 1538 ; il y mourut en 1565, âgé de soixante-seize ans. De fréquents congés lui permirent de faire rayonner son influence dans les lieux les plus divers, entre autres à Metz et dans le Dauphiné, sa patrie. On a remarqué avec raison que, tandis qu’on parle de Luthériens, de Calvinistes, de Zwingliens, de bien d’autres encore dont les convictions sont rattachées au nom d’un homme, jamais on n’a prononcé le terme de « Farélites ». Guillaume Farel aurait été le premier à protester énergiquement contre une appellation pareille. Comme l’apôtre Paul, il eût été en droit de se rendre, en toute justice, ce témoignage : « Je n’ai pas jugé bon de savoir quoi que ce soit parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Cor. 2:2). Il put écrire ces mots : « Je ne puis souffrir que personne cherche le salut dans les choses d’ici-bas, au lieu de les chercher en Jésus Christ seul. Qui aurait raison de me condamner si j’affirmais qu’il n’y a nul évangile, nulle bonne nouvelle, sinon en Jésus seul ? ». Il ne voulait amener ses auditeurs à personne d’autre qu’au Seigneur lui-même, à sa Parole, à ses promesses. « Si nous le connaissons », disait-il encore, « nous devons le connaître où il est, à la droite du Père » (On notera que cette affirmation revient dans une des thèses présentées à la dispute de Lausanne).
Toutefois, de sa première éducation romaine, Farel avait gardé l’empreinte de l’idée d’autorité en ce qui concerne la manière d’amener les hommes à la vérité révélée dans la Bible, les voies et moyens à employer pour leur faire accepter cette vérité. Un historien a tracé de lui ce portrait : « Partout où cet homme petit et laid, au visage bruni par le soleil, à la barbe rouge et aux cheveux hérissés, faisait son apparition et annonçait la Parole de Dieu, la lutte et les orages ne manquaient pas de se déchaîner. Il était rare qu’un de ses prêches se terminât sans tumulte. Il trouvait son plaisir à provoquer la colère de ses adversaires, à prendre la parole au milieu du vacarme, à couvrir de sa voix puissante, que les contemporains comparaient au tonnerre, les vociférations d’une foule agitée… Aucun nom n’était plus détesté des catholiques que le sien. Le clergé romain mettait tout en œuvre pour se débarrasser de l’intrus ; le peuple des campagnes s’ameutait contre lui. À mainte reprise il fut assailli dans ses pérégrinations, maltraité à coups de poing et à coups de pied, et même jeté au cachot. On le vit souvent battu, ensanglanté, malmené au point de cracher le sang. Mais ni la prison, ni les mauvais traitements n’étaient de force à briser son courage. Encore tout meurtri et couvert de plaies, il se remettait à l’œuvre ».
Le grand souci de Farel, c’est que le nom du Seigneur soit glorifié. Il a écrit, en parlant du nom de Christ : « Ne veux-je pas qu’en tous lieux il flamboie ? ». Au cours de sa longue carrière, ces mots de Jean 3:30 ne cessent de le préoccuper : « Il faut que lui croisse, et que moi je diminue ». Aussi, lorsqu’on chercha à honorer sa mémoire tout en restant fidèle à son esprit, a-t-on bien fait de se contenter de graver son nom sur une pierre de la Collégiale de Neuchâtel, en le faisant suivre de ces trois mots seulement : « Gloire à Dieu ! »
Quant à Antoine Froment, le collaborateur de Farel à Genève à
l’aurore de la Réforme, il ne répondit pas aux espoirs qu’on avait cru pouvoir
faire reposer sur lui. Il fut pasteur à Genève tout d’abord, puis dans la
région de Thonon, où il paraît avoir vécu dans une misère telle qu’il finit par
ouvrir une boutique où il vendait des huiles et du vin ; il avait du reste
le génie du commerce. Les préoccupations matérielles prirent une telle place
dans sa vie qu’il abandonna la carrière pastorale et rentra à Genève, où il fut
secrétaire de François Bonivard, puis il prit une patente de notaire. Il se
maria peu heureusement et se laissa entraîner à des fautes graves qui le firent
bannir de la ville. « Froment
», disait Farel en jouant
mélancoliquement sur le nom de son ami d’autrefois, « a dégénéré en ivraie
».
Pendant plusieurs années Froment mena une vie errante, au cours de laquelle il séjourna assez longtemps à Vevey. Vers la fin de sa vie, il reçut l’autorisation de rentrer à Genève où il mourut en 1572, en laissant une succession criblée de dettes. Triste couronnement d’une carrière qui s’était annoncée pleine des plus belles promesses. Froment était éloquent et courageux ; il avait montré un zèle sincère pour le service du Seigneur. Mais l’amour du monde prit le dessus chez lui ; il n’écouta pas l’exhortation de l’apôtre : « N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde : si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui » (1 Jean 2:15).
Malgré l’opposition violente et continuelle qu’elles rencontraient, les doctrines protestantes se propageaient toujours davantage. Elles avaient pris pied solidement dans plusieurs pays : l’Angleterre, l’Écosse, les Pays Bas hollandais, dans une grande partie de l’Allemagne et de la Suisse. Ailleurs elles tenaient tête à l’Église romaine. Parmi les catholiques il était des âmes sincères qui reconnaissaient la nécessité d’une réforme ; les abus étaient trop criants pour ne pas froisser ceux qui avaient à cœur les vrais intérêts des choses touchant à la religion. Les esprits clairvoyants les avaient dénoncés depuis longtemps ; si on les avait écoutés, une réforme se serait faite au sein de l’Église elle-même ; certains papes du reste s’y étaient essayés. Mais ces efforts n’avaient rien eu que d’extérieur, du moment qu’ils ne visaient point à supprimer le mal, mais bien plutôt à consolider la puissance ecclésiastique. Il aurait fallu mettre la cognée à l’arbre et l’abattre résolument. Avant Luther, personne n’avait osé entreprendre une tâche pareille ; on sentait instinctivement qu’une fois la besogne commencée, elle aboutirait à la ruine totale de l’édifice entièrement bâti par la main des hommes.
L’Église catholique considéra d’abord avec mépris et sans inquiétude les progrès de l’hérésie naissante. Elle crut que, pour l’anéantir, il suffirait, comme jadis, des foudres du Saint-Siège et des bûchers de l’Inquisition. Quand enfin elle s’aperçut des progrès du protestantisme, elle reconnut que celui-ci répondait à des besoins spirituels sérieux et elle comprit qu’il fallait, bon gré mal gré, donner à ces besoins une satisfaction quelconque. C’est alors qu’elle essaya d’opposer à la Réforme protestante une sorte de réforme ou plutôt de restauration catholique. De toutes parts et depuis longtemps de vives réclamations s’étaient élevées contre les désordres ecclésiastiques et la démoralisation du clergé, il importait qu’on se hâtât de faire disparaître ces taches honteuses. La Réforme avait attaqué jusque dans leurs bases les dogmes et les institutions de l’ancienne Église ; il fallait, pour lui résister, rajeunir tous les anciens moyens d’oppression. L’Église avait mésusé de sa puissance ; on devait donc y remédier, rendre en tous cas moins choquante la position que la papauté s’était arrogée vis-à-vis des souverains, en s’attribuant une autorité temporelle qui contredisait son essence même.
Dans ce but le pape Paul III convoqua à Trente en Tyrol un concile œcuménique, terme indiquant qu’il comprendrait des représentants de toute la chrétienté, c’est-à-dire des protestants aussi. Mais ceux-ci refusèrent de s’y rendre. La composition de l’assemblée leur montra qu’ils y figureraient à titre d’accusés, nullement de collaborateurs. La majorité des membres appartenaient en effet au clergé italien et allemand dont on connaissait l’animosité de principe contre tout ce qui ne leur cédait pas entièrement. En outre, le concile se tenait en communication constante avec le Saint-Siège ; c’est dire que c’est de Rome que venait l’inspiration. Le pape redoutait en effet par-dessus tout de voir le concile s’ériger en instance suprême de l’Église et aller jusqu’à limiter l’autorité pontificale.
Le concile de Trente posa d’abord en principe le maintien absolu de tous les dogmes de l’Église catholique. La doctrine ainsi fixée devait être considérée comme infaillible (*) ; on n’avait plus à la discuter, encore moins à la transformer. Une fois la décision prise, le concile pria le pape de la sanctionner, reconnaissant par là la suprématie du souverain pontife vis-à-vis de l’assemblée des prélats et soumettant de la sorte l’Église à son autorité absolue. Il n’en faut pas davantage pour montrer que les protestants ne pouvaient à aucun prix siéger dans un aréopage qui affichait des principes pareils et se mettait en contradiction flagrante avec la Parole de Dieu dont, du reste, elle interdisait la lecture aux laïques ; ceux-ci ne devaient la connaître que par l’intermédiaire du clergé qui l’interprétait. Or le Seigneur Jésus dit : « Sondez les Écritures, car vous, vous estimez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi » (Jean 5:39).
(*) On remarquera qu’il s’agit ici de l’infaillibilité de la doctrine, non de celle du pape, qui ne fut proclamée qu’en 1870, par le concile de Vatican 1.
Le concile proclama que les croyances de l’Église reposent sur les Saintes Écritures, mais « complétées par la tradition ». Or c’est précisément par la tradition qu’elle justifie ses fausses pratiques ; celles-ci supplantent et annulent donc la Parole de Dieu, comme le faisaient déjà les Juifs : « Mais Jésus, répondant, leur dit : Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu à cause de votre tradition ? car Dieu a commandé, disant : « Honore ton père et ta mère » ; et : « que celui qui médira de père ou de mère, meure de mort » ; mais vous, vous dites : Quiconque dira à son père ou à sa mère : Tout ce dont tu pourrais tirer profit de ma part est un don, — et il n’honorera point son père ou sa mère. Et vous avez annulé le commandement de Dieu à cause de votre tradition » (Matt. 15:3-6).
Enfin le concile déclara encore que l’Église romaine est supérieure à toute autre et que tout catholique doit obéissance au pape, « successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus Christ ». On ne saurait accumuler plus d’erreurs, plus de contradictions flagrantes avec l’enseignement du Seigneur.
Pour se maintenir et se défendre, l’Église sentait le besoin de
recourir à des auxiliaires. Un des plus efficaces se trouva dans l’ordre des
Jésuites. En outre elle remit en vigueur les vieux moyens d’oppression.
L’inquisition fut rajeunie ; son tribunal suprême siégea à Rome. Partout
il établit d’autres tribunaux et délégua des inquisiteurs avec un pouvoir
illimité pour rechercher et punir chaque atteinte à la foi. Ni rang, ni dignité
ne devaient se soustraire à leur justification. Ils pouvaient faire arrêter
toute personne suspecte, punir de mort les coupables et vendre leurs biens.
Aucun ouvrage ancien ou moderne ne devait paraître sans leur autorisation. Afin
de surveiller les publications récentes, on institua la fameuse Congrégation
de l’Index
, chargée de dresser la liste des ouvrages prohibés.
L’inquisition se mit aussitôt à l’œuvre. En Italie la terreur régna bientôt
d’un bout à l’autre de la péninsule. Tout ce qui sentait la nouveauté fut
proscrit et les routes qui conduisaient en Suisse et en Allemagne se couvrirent
de fugitifs. Heureusement l’inquisition ne fut pas accueillie avec la même
faveur par les autres contrées catholiques. L’Espagne seule l’accepta sans
réserve.
Fondé par un gentilhomme basque, Ignace de Loyola, l’ordre des Jésuites prononce le vœu d’obéissance absolue au pape. Son organisation puissante en fait une véritable armée, dirigée par un général et animée par le principe de la soumission complète de l’inférieur au supérieur. La vie des Jésuites différait totalement de celle des moines : pas de solitude, pas d’austérités excessives, pas d’habits monastiques ; l’ordre comprenait nombre de laïques outre les ecclésiastiques. Plus ou moins jetés dans le monde, mêlés aux hommes et aux affaires, ils se sont répandus sur la surface du monde entier, dans les pays protestants comme dans les pays catholiques, s’immisçant dans tout, dans la politique comme dans la vie privée.
Les Jésuites s’assignèrent pour but le triomphe de ce qu’on
appelle l’ultramontanisme
, c’est-à-dire des doctrines catholiques telles
qu’on les comprend en Italie. Ils voulaient soumettre à l’autorité du pape
princes et peuples, rendre cette autorité souveraine en tout et partout, puis
répondre aux besoins intellectuels et moraux qui avaient fait éclater la
Réformation. Ayant posé en principe l’excellence de l’objet qu’ils avaient en
vue, ils estimèrent qu’ils devaient le faire
aboutir par tous les moyens possibles, légitimes ou prohibés par la morale
publique, peu importe. L’idéal poursuivi les sanctifiera, d’où la formule
célèbre : la fin justifie les moyens
, affirmation subversive entre
toutes, puisqu’elle ouvre la porte à n’importe quel abus de pouvoir, légitime
l’arbitraire, annihile l’effet des lois, protectrices de la société. C’est la
ruine de la civilisation, de l’ordre établi.
Mais demandera-t-on, qui se prononcera sur la valeur du but à atteindre ? Il peut paraître excellent à l’un, haïssable à l’autre. Ici intervient l’élément humain : l’Église est l’instance souveraine et juge sans appel. L’individu n’a qu’à suivre la voie qu’on lui trace. Pourvu qu’il travaille aux intérêts de la papauté, il lui suffisait de répondre à ce que lui dictait son cœur et l’Église l’assurait de son approbation. Or la Parole de Dieu nous dit que « le cœur est trompeur par-dessus tout et incurable », et elle ajoute : « Qui le connaît ? Moi, l’Éternel, je sonde le cœur, j’éprouve les reins ; et cela pour rendre à chacun selon ses voies, selon le fruit de ses actions » (Jér. 17:9-10). Non pas que les Jésuites niassent les Écritures ; trop habiles pour commettre une maladresse pareille, qui les discréditerait auprès de nombre de leurs coreligionnaires sincères, ils les citaient à tout propos, mais en les interprétant et en les appliquant à leur gré selon 2 Pierre 3:16-17: « Choses… difficiles à comprendre, que les ignorants et les mal affermis tordent, comme aussi les autres écritures, à leur propre destruction ». On leur a adressé à bon droit ce reproche cinglant : « Vos propres généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine dans la morale peut être funeste non seulement à votre société, mais encore à l’Église universelle ». Or c’est cette Église qu’ils prétendent protéger.
Ils la mettaient bien plutôt au service des mauvaises passions
humaines qu’elle couvrait de son autorité. Rendue ainsi la complice
indispensable de leurs actions criminelles, ceux qui les commettaient voyaient
leur intérêt à la soutenir ; elle triomphait grâce à leurs vices. On ne
saurait énumérer ici toutes les complaisances que la doctrine jésuitique avait
imaginées pour rassurer les pécheurs ; elles trouvaient leur application
surtout dans l’acte de la confession, instituée par l’Église romaine pour provoquer
la contrition d’avoir offensé Dieu par quelque péché ; elle a pour
sanction la pénitence que le prêtre pouvait imposer au coupable. L’une et
l’autre pratiques sont en contradiction formelle avec ce que dit la
Bible : « Je confesserai mes transgressions à l’Éternel
;
et toi, tu as pardonné l’iniquité de mon péché » (Ps. 32:5). « Si
nous confessons nos péchés, il
(Dieu) est fidèle et juste pour nous
pardonner nos péchés et nous purifier de toute iniquité » (1 Jean 1:9).
Mais le jésuitisme visait à expliquer la faute, partant à l’atténuer, à
l’excuser à tel point qu’il en venait à la justifier purement et simplement.
Comme l’écrivait un de leurs contradicteurs les plus autorisés et les plus
incisifs, Blaise Pascal, dans ses Provinciales
: « Ils
contentent le monde en permettant les actions, et ils satisfont à l’Évangile en
purifiant les intentions ». Les jésuites eux-mêmes s’exprimaient comme
suit à ce sujet : « Ce n’est pas qu’autant qu’il est en notre pouvoir
nous ne détournions les hommes des choses défendues ; mais quand nous ne
pouvons pas empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention ; et
ainsi nous corrigeons le vice par la pureté de la fin ». Avec un véritable
cynisme, ils affirmaient par exemple : « Si les valets peuvent en
conscience faire de certains messages fâcheux, c’est seulement en détournant
leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs pour la porter au gain
qui leur en revient. Voilà ce que c’est que de diriger l’intention ». Les
Jésuites couvraient de la sorte tous les actes condamnés par la morale courante
la plus élémentaire. Dès la chute Dieu mit dans le cœur de l’homme la notion du
bien et du mal. L’enfant, dès son âge le plus tendre, en a la conscience ;
bien avant d’avoir atteint ce qu’on appelle l’âge de raison, il a le sens de ce
que les parents lui permettent et ne lui permettent pas. Voilà ce que les
Jésuites prétendent effacer. On lit dans Héb. 4:12-13: « La parole de Dieu
est vivante et opérante, et plus pénétrante qu’aucune épée à deux tranchants,
et atteignant jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des
moelles ; et elle discerne les pensées et les intentions du cœur. Et il
n’y a aucune créature qui soit cachée devant lui, mais toutes choses sont nues
et découvertes aux yeux de celui à qui nous avons affaire ».
Le croyant n’a qu’une ligne de conduite, celle que lui trace la
Parole de Dieu ; elle éclaire son chemin d’une lumière éclatante, le juge
s’il s’en écarte. Elle nous exhorte (Matt. 6:22) à avoir un « œil
simple », grâce auquel « le corps tout entier sera plein de
lumière ». Ces enseignements, si clairs, de la Bible, la théorie
jésuitique des opinions probables
les réduit à néant. Elle déclare que
« une opinion est appelée probable lorsqu’elle est fondée sur des raisons
de quelque considération. D’où il arrive quelquefois qu’un seul docteur fort
grave peut rendre une opinion probable ». « D’où il résulte »,
fait remarquer Pascal, « qu’un seul docteur peut tourner les consciences
et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté ». Et si deux docteurs
« graves » ont l’un et l’autre émis une opinion probable, mais que
leurs avis soient diamétralement opposés, on suivra celui des deux qui vous
agrée le mieux, celui qui vous sera le plus profitable. Tel est le système
appelé la casuistique
, celle-ci s’appliquant aux cas les plus divers.
« Ils ne le cachent à personne et couvrent leur prudence humaine et
politique du prétexte d’une prudence divine et chrétienne, comme si la foi
n’était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les
lieux, comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit
lui être conforme, et comme si les âmes n’avaient pour se purifier de leurs
taches qu’à corrompre la loi du Seigneur ». On trouve au Ps. 19:7:
« La loi de l’Éternel est parfaite, restaurant l’âme ; les
témoignages de l’Éternel sont sûrs, rendant sages les sots ». Comme on le
voit, jamais les Jésuites ne font mention de l’œuvre de la grâce de Dieu, soit
pour sauver le pécheur, soit pour accompagner le racheté dans ce monde ;
c’est ce qui provoqua le conflit entre eux et les Jansénistes de Port-Royal,
pour lesquels Pascal avait une grande sympathie. Comme il le dit expressément
en parlant des Jésuites : « vous avez bien mis ceux qui suivent vos
opinions probables en assurance à l’égard de Dieu et de la conscience, car, à
ce que vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave.
Vous les avez encore mis en assurance du côté des confesseurs, car vous avez
obligé les prêtres à les absoudre, sur une opinion probable, à peine de péché
mortel. Mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges, de
sorte qu’ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos
probabilités ».
Ce n’est pas tout encore. Il est des cas où l’on peut être contraint
de se prononcer catégoriquement ou bien d’articuler une promesse nette par oui
ou par non. Les Jésuites prétendaient encore tirer d’affaire ceux que la parole
donnée a mis dans quelque embarras. Voici en quels termes ils formulaient la
théorie des restrictions mentales
: « On peut jurer qu’on n’a
pas fait une chose, quoiqu’on l’ait faite effectivement, en entendant en
soi-même qu’on ne l’a pas faite un certain jour, ou avant qu’on fût né, ou en
sous-entendant quelque autre circonstance pareille, sans que les paroles dont
on se sert aient aucun sens qui le puisse faire connaître. Et cela est fort
commode en beaucoup de rencontres, et est toujours très juste quand cela est
nécessaire, ou utile pour la santé, l’honneur ou le bien ». Il est également
permis d’user de « termes ambigus en les faisant entendre en un autre sens
qu’on ne les entend soi-même ». En outre disait-on « les promesses
n’obligent point quand on n’a point intention de s’obliger en les
faisant ». Ici encore et toujours « l’intention règle la qualité de
l’action ». C’est « dire la vérité tout bas et un mensonge tout
haut ».
Entraînés, par ce relâchement complet du sens moral, sur la pente glissante et dangereuse de l’opportunisme, les Jésuites étaient arrivés au blasphème positif en faisant de Dieu l’auteur du mal qui se commet. « Une action ne peut être imputée à péché », écrit l’un d’eux, « si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est et une inspiration qui nous excite à l’éviter ». S’il fallait réfuter des propos aussi abominables, il suffirait de rappeler ce que dit de lui-même l’apôtre Paul en 1 Tim. 1:15, où il se qualifie de « premier des pécheurs », mais « miséricorde lui avait été faite », parce qu’il avait agi dans l’ignorance (v. 13) et bien qu’il eût persécuté l’assemblée avec zèle (Phil. 3:6).
Pareilles théories avaient leur contrecoup dans la vie courante. Pour le Jésuite, « ce n’est qu’un péché véniel de calomnier et d’imputer de faux crimes pour ruiner de créance qui parle mal de nous ». À quoi Pascal répondait : « Quand il s’agirait de convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes innocentes, parce qu’on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire réussir le plus grand bien et que la vérité de Dieu n’a pas besoin de notre mensonge ». Nous lisons que le diable « est menteur, et le père du mensonge » (Jean 8:44).
Ils justifiaient le vol avec la même désinvolture. Quant au meurtre, il devenait légitime quand il s’agissait, par exemple, de défendre son honneur. Un fils pouvait désirer la mort de son père et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui en revient et non pas par haine personnelle. À l’instigation de Richelieu, Louis XIII avait interdit le duel entre nobles ; la subtilité des Jésuites le tolérait dans l’Église. On s’indigne de les voir recourir à la Bible lorsque celle-ci les condamne de façon formelle. Ils autorisent la vengeance quand Paul écrit aux Romains 12:17, 19: « Ne rendant à personne mal pour mal ; … ne vous vengeant pas vous-mêmes,… car il est écrit : À moi la vengeance ; moi je rendrai, dit le Seigneur ». Et encore : « Le magistrat… ne porte pas l’épée en vain ; car il est serviteur de Dieu, vengeur pour exécuter la colère sur celui qui fait le mal ». Mais d’autre part, « ceux qui commettent de telles choses sont dignes de mort », et non seulement ceux qui les pratiquent, mais aussi ceux qui « trouvent leur plaisir en ceux qui les commettent » (Rom. 1:32).
Si le criminel doit comparaître devant le tribunal, il n’a rien
à redouter, lui assurent les pères jésuites, car ils l’autorisaient à acheter
les juges à prix d’argent : Un juge, affirmaient-ils, est bien obligé de
rendre ce qu’il a reçu d’un plaideur en faveur de qui il a prononcé un arrêt
juste, mais il n’est jamais obligé à rendre ce qu’il a reçu d’un homme en
faveur duquel il a rendu un arrêt injuste. Faut-il enfin parler de
l’aumône ? Le Seigneur exhortait ceux qui l’écoutaient à se montrer
bienfaisants envers les nécessiteux, alors qu’ils disposaient peut-être
eux-mêmes de quelque superflu. Mais les Jésuites disent : « Plusieurs
casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de
l’obligation de donner l’aumône. On ne voit pas facilement l’accord en
interprétant le mot superflu
, en sorte qu’il n’arrive presque jamais que
personne en ait. Ce que les personnes du monde gardent pour relever leur
condition et celle de leurs parents n’est pas appelé superflu. Et c’est
pourquoi à peine trouvera-t-on qu’il y ait jamais de superflu dans les gens du
monde, et non pas même dans les rois ».
Enfin, ce que Pascal dénonce de plus révoltant dans ces enseignements des Jésuites, c’est que certains d’entre eux ont mis en question la nécessité d’aimer Dieu. « Quand est-on obligé d’avoir actuellement affection pour Dieu ? » ose écrire l’un d’eux. Suarez dit que c’est assez si on l’aime avant l’article de la mort, sans déterminer le temps ; Vasquez, qu’il suffit encore à l’article de la mort ; d’autres, quand on reçoit le baptême ; d’autres, quand on est obligé d’être contrit ; d’autres, les jours de fêtes. Et pourtant l’antique commandement subsiste dans toute sa plénitude et toute sa force : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force. Et ces paroles, que je te commande aujourd’hui, seront sur ton cœur » (Deut. 6:5-6). Comme on le leur a dit, les Jésuites anéantissent par là la moralité chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu, dont ils prétendaient dispenser les hommes, encourageant un seul désir, celui de vivre à leur aise dans ce monde, sans se voir astreints à la moindre restriction quelconque. Mais, pour reprendre l’argumentation de Pascal sur cette question, le monde doit se soumettre aux lois que Dieu a établies dans sa sagesse éternelle, bien que le diable y ait mis les lois qu’il lui a plu d’instituer. « Le Seigneur a mis l’honneur à souffrir : le diable, à ne point souffrir. Jésus Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet de tuer ceux qui voudront leur faire cette injure (Voir Matt. 5:39 ; Luc 6:29). Jésus Christ déclare heureux ceux qui participent à son opprobre ; et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l’ignominie (Matt. 5:11). Jésus Christ a dit : « Malheur à vous quand tous les hommes diront du bien de vous » ; et le diable dit : « Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime ».
Ce qui précède explique l’emprise formidable des Jésuites sur les esprits timides, mal affermis ou bien enclins au mal. Se prétendant conduits par « la sagesse divine, qui est plus assurée que la philosophie », ils ont une assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et même nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout et qu’ils gouvernent toutes les consciences. On a pu dire que, selon eux, de deux personnes qui faisaient la même chose, celui qui ne savait pas leur doctrine péchait et que celui qui la savait ne péchait pas. L’un d’eux a même avoué ceci : « Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux. Autrement ils nous quitteraient ; ils feraient pis : ils s’abandonneraient complètement. Et c’est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d’établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu’on serait de difficile composition si l’on n’en était content ». Aveu terrible sous sa forme pateline ! N’est-ce pas là le moyen le plus propre à retenir les pécheurs dans leurs désordres par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, plutôt que de chercher à les en sortir en leur présentant la grâce de Dieu, seule capable de les sauver ?
Les Jésuites étaient passés maîtres dans l’art de la séduction. Toute leur formation intellectuelle y tendait. Plus prudents aujourd’hui qu’autrefois, car ils savent à merveille s’adapter aux circonstances, on les rencontre dans tous les milieux, en particulier dans l’enseignement. Les professeurs Jésuites sont d’autant plus appréciés qu’ils sont excellents pédagogues. Leurs livres d’école sont des modèles du genre au point de vue de la forme, clairs, attrayants, bien rédigés. Mais le fond laisse presque toujours à désirer
L’Église catholique elle-même finit par s’alarmer d’avoir, pour la soutenir, des auxiliaires aussi suspects. La prospérité matérielle des Jésuites suscita également contre eux une violente animosité : sous prétexte de missions, ils avaient fondé aux colonies des maisons de commerce qui, menées selon leurs principes, faisaient aux négociants honnêtes une concurrence ruineuse. Les unes après les autres, les puissances catholiques leur fermèrent leurs États sous la pression d’un irrésistible mouvement d’opinion, et, en 1773, le pape Clément XIV, cédant aux instances dont il était l’objet, prononça la suppression de l’ordre. Celui-ci se reconstitua cependant secrètement, les membres dispersés ayant maintenu le contact entre eux. En 1814 Pie VII rétablit les Jésuites dans tous leurs droits et privilèges.
Rendus prudents par ces circonstances, les Jésuites ont modifié le caractère de leur activité. Ils s’occupent beaucoup de missions et non sans succès. En Europe leur sort subit les vicissitudes de la politique et ils eurent à subir le contrecoup des révolutions qui agitèrent le 19° siècle (*).
(*) En Suisse, dans l’année 1847, les Jésuites furent cause d’une guerre civile. Le gouvernement de Lucerne leur avait confié la tâche de diriger l’enseignement public dans ce canton. Émus du danger qui pouvait en résulter pour la Suisse entière, la majorité des cantons invitèrent Lucerne à se désister de cette entreprise. Lucerne ayant refusé et six cantons s’étant solidarisés avec lui, les autres les y contraignirent par la force des armes.
Deux circonstances, en apparence contradictoires, servirent, dans la main de Dieu, à l’avènement de la Réforme en Angleterre : la fidélité des Lollards ; la position prise par le roi Henri VIII vis-à-vis du Saint Siège.
On a vu plus haut comment, au 14° siècle déjà, Wiclef arriva à connaître le salut par la grâce et comment le flambeau qu’il avait allumé fut entretenu et transmis à la postérité par d’humbles chrétiens qui se recrutaient presque tous parmi les petits de ce monde. Leur témoignage contribua à ébranler chez nombre d’Anglais leur confiance dans les doctrines pontificales ; il diminua sérieusement l’influence de la papauté et ouvrit les voies au grand mouvement des esprits au 16° siècle. Mais Rome avait l’œil ouvert et plus d’un de ces serviteurs du Seigneur, « desquels le monde n’était pas digne » (Héb. 11:38), paya de sa vie son attachement aux vérités qu’il avait apprises.
Au milieu du 15° siècle une guerre civile, celle des Deux Roses, déchira l’Angleterre et entrava gravement l’essor de la vie artistique et intellectuelle. Le commerce se trouva réduit à sa plus simple expression ; l’ignorance régnait sur tout le pays et, sauf parmi les Lollards, tout vestige de piété sincère semblait avoir disparu. C’est dans ces conditions que Henri VIII monta sur le trône. Destiné par son père à la carrière ecclésiastique, il avait fait de fortes études et garda toujours un goût prononcé pour les questions théologiques. Les humanistes saluèrent avec joie son avènement ; Érasme surtout se répandit en éloges sur les talents dont Dieu avait richement comblé ce prince, mais qu’il employa de façon déplorable.
Toutefois, le savant hollandais changea bientôt de ton. Pendant un séjour qu’il fit en Angleterre, il n’avait pas manqué l’occasion de lancer des sarcasmes cinglants contre les moines de ce pays, auxquels il ne reconnaissait que deux caractères distinctifs : leur gloutonnerie et leur ignorance. Devenu par conséquent l’objet de la haine du clergé, il jugea bon de partir directement pour Bâle où il publia, très peu après, la première édition de son Nouveau Testament grec. À peine sortis de presse, quelques exemplaires, expédiés à Oxford et à Cambridge, y rencontrèrent un accueil enthousiaste. Luther n’avait pas encore affiché ses thèses à la porte de la cathédrale de Wittemberg que l’Angleterre possédait déjà la Parole divine, le pur Évangile de Jésus Christ. Un de ces Nouveaux Testaments tomba entre les mains d’un étudiant de l’université d’Oxford, William Tyndale ; il le lut avec avidité, fut converti et n’eut plus dès lors qu’une pensée, celle de communiquer à d’autres le trésor qu’il possédait. Il donna dans ce but une série de conférences, puis se mit à traduire en anglais la Bible entière. Ne pouvant se livrer à ce gros travail en Angleterre avec tout le recueillement voulu, à cause de l’agitation qui régnait encore dans le pays, il se rendit à Anvers, où il publia le Nouveau Testament d’abord, puis l’Ancien. Cette traduction fit rapidement son chemin dans les demeures des nobles comme dans celles des humbles. Tyndale subit plus tard le supplice du feu, mais son nom demeurera toujours lié à l’établissement de la Réforme en Angleterre.
Comme l’a fait remarquer Merle d’Aubigné, le grand historien de la Réforme, celle-ci, en Angleterre, est due essentiellement à l’action de la Parole de Dieu, plus peut-être que dans aucun autre pays. « On n’y trouve pas de grandes individualités, comme en Allemagne, en Suisse, en France, où l’on rencontre un Luther, un Zwingli, un Calvin ; mais les Saintes Écritures s’y répandent abondamment. C’est la Parole du Dieu vivant, cette puissance invisible, qui a répandu la lumière dans les îles Britanniques dès l’année 1517, et plus encore à partir de 1526. Le christianisme anglo-saxon se distingue par son caractère nettement biblique et c’est ce qui l’a conduit à être, plus que tout autre, l’instrument, dirigé par Dieu, pour provoquer la diffusion des oracles divins dans le monde entier ».
Déjà tout au début de son règne Henri VIII se posa en protecteur
intrépide de l’Église romaine. Indigné des virulentes attaques de Luther contre
le catholicisme, il rédigea à son adresse un pamphlet grossier qui lui valut,
de la part du pape Léon X, le titre de défenseur de la foi
. Mais, au
bout de quelques années, ces relations cordiales s’altérèrent complètement.
Avant de monter sur le trône, Henri VIII avait épousé Catherine d’Aragon, veuve
de son frère et tante de Charles-Quint. Au bout de vingt ans de mariage, le roi
prétendit avoir des scrupules sur la légitimité de cette union. Le fait est
qu’une autre femme, Anne Boleyn, avait attiré ses regards. Tout son rêve était
de l’épouser. Pour cela il devait demander au pape de défaire ce qu’un autre
pape avait permis. Il interrogea donc les docteurs de l’Église. L’un d’eux,
Cranmer déclara que le roi n’avait pas le droit de passer outre aux ordonnances
de Dieu, que son union avec la veuve de son frère était illicite (*), qu’il fallait au surplus consulter sur la
question les principales universités d’Europe. Presque toutes se prononcèrent
dans le même sens que Cranmer. La cour de Rome délibérait de son côté, très embarrassée :
si elle se prononçait pour le divorce, elle s’aliénait Charles-Quint, neveu de
Catherine ; si elle s’y refusait, elle mécontentait Henri VIII. Pour se
tirer d’affaire, le pape cita le roi à comparaître devant lui. Henri refusa et,
après six ans de débats, il rompit avec Rome et répudia Catherine pour épouser
Anne Boleyn. Puis le Parlement le proclama chef suprême de l’Église en
Angleterre. Le clergé ne savait quelle attitude prendre à reconnaître
l’usurpation du souverain, il renonçait fatalement à toute relation avec Rome.
Mais le tempérament despotique de Henri VIII n’admettait aucune
tergiversation ; au clergé de se soumettre ou de se démettre. Pour
atténuer la fâcheuse impression causée par ces atermoiements et reconquérir les
bonnes grâces du vindicatif monarque, les prélats prirent eux-mêmes
l’initiative de mesures dirigées contre quiconque manifesterait quelques
velléités d’indépendance vis-à-vis de la volonté royale. Cette décision visait
tout d’abord les Lollards et ceux qui adhéraient à leurs doctrines.
(*) Il s’appuyait de façon dérisoire sur les passages de Lév. 18:16 ; 20:21 : « Si un homme prend la femme de son frère, c’est une impureté ».
Cranmer fit ce qu’il put pour enrayer les actes de violence. Henri VIII l’avait désigné en qualité d’archevêque de Canterbury, la plus haute dignité ecclésiastique du royaume, pour le récompenser du service qu’il lui avait rendu au moment de son divorce. Peu avide d’honneurs, Cranmer accepta cette charge dans l’espoir d’en profiter pour faire triompher les principes qui lui étaient chers. Il déclara qu’il n’admettrait l’autorité du pape qu’autant qu’elle ne serait pas contraire à la Parole de Dieu et qu’il lui serait permis de combattre les erreurs pontificales chaque fois que l’occasion s’en présenterait. D’autre part il introduisit une traduction anglaise de la Bible et l’usage de la langue du pays dans le culte. Il alla même jusqu’à exiger qu’un exemplaire de la Parole de Dieu fût déposé dans chaque église du royaume. Il expulsa un certain nombre de prêtres dont la conduite causait des scandales. Mais sa timidité l’empêchait d’afficher une attitude décidée du côté où il savait pourtant être la vérité.
Cependant, avant de s’en prendre à ceux qu’il qualifiait
d’hérétiques, le roi ordonna la suppression de tous les monastères
d’Angleterre, comme foyers des plus grossières impostures. C’était déblayer le
terrain sur lequel, sans que Henri s’en doutât, l’édifice de la Réforme devait
s’établir. « Le cœur d’un roi, dans la main de l’Éternel, est des ruisseaux
d’eau ; il l’incline à tout ce qui lui plaît » (Prov. 21:1). Mais
tout en fermant ces maisons, le roi voulut élever une barrière contre
l’invasion des doctrines évangéliques. Dans ce but, une commission de prélats
reçut pour mission le soin de rédiger un symbole qui devînt loi de l’État. La
commission se déclara incompétente. Là-dessus le roi dressa lui-même le
formulaire, en six articles, qu’on a dénommé le statut du sang
. Il
prononçait la condamnation à mort de quiconque n’admettait pas en plein la doctrine
de la transsubstantiation, la confession auriculaire, les vœux de célibat pour
le clergé ; c’était, somme toute, la reproduction complète des croyances
romaines, moins la reconnaissance du pape comme chef de l’Église. Le Parlement
l’adopta. Cranmer fit une opposition énergique, mais sans succès. Il ne réussit
pas mieux lorsqu’il pria Henri VIII de réserver une partie des biens confisqués
aux couvents, en vue de la fondation d’hôpitaux pour les pauvres.
Les conséquences ne se firent pas attendre. Le roi montra le vrai fond de son caractère, celui d’un tyran cruel et sans scrupule aucun. La moindre résistance entraînait la mort ; il fit pendre de fervents catholiques qui n’avaient pas commis d’autre crime, sinon celui de mettre en doute ses droits à la suprématie tant religieuse que politique. Quiconque était simplement suspect d’hérésie subissait naturellement le même sort. Et pourtant la version de Tyndale circulait malgré le martyre infligé à son auteur. Bien des yeux s’ouvraient à la lumière. Les foules accouraient dans les églises afin d’entendre lire la Parole de Dieu. Cranmer y fit même enlever certaines images favorites dont on faisait un abus trop criant. Néanmoins la persécution sévissait sans pitié, avec toutes sortes de raffinements de cruauté. Le roi se plongeait toujours plus dans un bourbier d’ignominie où il s’était laissé entraîner. Sa vie privée est un tissu d’abominations : il épousa successivement six femmes, dont il fit décapiter deux ; il divorça d’avec deux autres ; une seule mourut de mort naturelle ; la sixième lui survécut.
Mais toutes ces turpitudes, tous ces martyres aboutissaient à fin contraire des intentions du monarque. Du sang des victimes jaillissait une lumière intense. La vérité faisait des progrès d’autant plus rapides qu’on s’évertuait à l’entraver. Dieu se servit de ces circonstances atroces pour amener à lui un grand peuple. On attribue à Henri VIII la mort de soixante-douze mille personnes ; il en résulta tout simplement, après de nouvelles et cruelles épreuves, il est vrai, le triomphe des principes que, dans son aveuglement, il avait cru pouvoir étouffer.
Henri VIII laissait un fils et deux filles ; tous trois furent successivement appelés au trône.
Édouard VI n’avait que dix ans à la mort de son père. Quoique élevé dans une cour corrompue et entouré de catholiques, le jeune prince manifesta de bonne heure son aversion pour certaines pratiques romaines et sa prédilection pour les prédications évangéliques. Il avait souffert en silence à la vue des cruautés commises contre des sujets paisibles, dont le seul crime consistait à suivre les enseignements de la Parole de Dieu. Un de ses oncles maternels, chrétien décidé, favorisa les bonnes dispositions d’Édouard et, à l’avènement de ce dernier, parvint à se faire investir d’une sorte de protectorat ; grâce à lui les persécutions subirent un temps d’arrêt. Les chrétiens détenus furent élargis ; on abolit les terribles six articles ; nombre d’exilés pour cause de religion rentrèrent en Angleterre.
Lors du couronnement du nouveau roi, la coutume voulait qu’on portât devant lui, au moment où il quittait la cathédrale de Westminster pour regagner son palais, trois grandes épées, emblème des trois parties dont se composait son royaume. Avant de sortir, Édouard fit remarquer qu’il manquait une quatrième épée. « Pourquoi donc ? Laquelle ? » demandèrent les courtisans qui l’entouraient. « La Bible », répliqua le jeune souverain, et il ajouta, en citant Éph. 6:17: « La Parole de Dieu est l’épée de l’Esprit ; nous devons la préférer en tous points aux trois autres. C’est elle qui doit nous gouverner ; sans elle nous ne sommes rien du tout. Celui qui prétend régir ses États sans elle ne mérite pas le titre de ministre de Dieu, ni de roi ». On s’empressa d’obéir à l’ordre royal.
Édouard prenait son plaisir à lire les Saintes Écritures. À l’âge de quatorze ans il écrivit, de sa propre main, un recueil de passages condamnant l’idolâtrie, et en particulier le culte des images. Sous son règne la Réforme fit de rapides progrès. Son protecteur correspondait avec Calvin sur les conseils duquel il fit de l’Angleterre un vrai refuge où de nombreux proscrits trouvèrent un bienveillant accueil. C’est à ce propos que Calvin lui écrivit en 1548:
« Nous avons tous à rendre grâce à notre Dieu et Père de ce qu’il s’est servi de vous en œuvre tant excellente que de remettre au-dessus la pureté et droite règle de son service en Angleterre par votre moyen, et faire que la doctrine du salut y soit fidèlement publiée pour tous ceux qui voudront l’écouter ; de ce qu’il vous a tenu la main forte en bénissant tous vos conseils et labeurs pour les faire prospérer ». Il lui recommande de faire enseigner au peuple la pure et saine doctrine, d’extirper les abus et de « corriger soigneusement les vices, et de tenir la main à ce que les scandales et dissolutions n’aient point la vogue, tellement que le nom de Dieu soit blasphémé ».
Plus tard il écrivait à Édouard VI, à qui il dédiait plusieurs livres : « Il y a des choses indifférentes qu’on peut licitement souffrir. Mais il nous faut toujours garder cette règle qu’il y ait sobriété et mesure aux cérémonies, en sorte que la clarté de l’Évangile n’en soit pas obscurcie, comme si nous étions encore sous les ombres de la loi (*) … Or il y a des abus manifestes qui ne sont pas à supporter, comme de prier pour les trépassés, comme de mettre en avant à Dieu l’intercession des saints en nos prières, comme de les adjoindre à Dieu en jurant. Je ne doute pas, Sire, que vous ne soyez averti que ce sont autant de corruptions de la vraie chrétienté. Je vous supplie, au nom de Dieu, qu’il vous plaise y tenir la main, à ce que le tout soit réduit à sa droite intégrité ». On regrette de ne pas trouver, sous la plume du réformateur, des conseils de mansuétude, de tolérance envers les égarés. La tolérance n’était pas de ce siècle-là ; l’idée de l’unité, en religion comme en politique, primait tout et ouvrait la voie aux persécutions. Il a fallu de douloureuses expériences, en Angleterre et ailleurs, pour apprendre qu’on peut ne pas pratiquer la religion de l’État, sans, pour cela, être ennemi de l’État.
(*) Il est probable que Calvin mettait ici Édouard VI en garde contre l’organisation que, déjà alors, on était en train de donner à l’église anglicane. On sait que, extérieurement, elle conserve une grande pompe dans les cérémonies, toute pareille à celle de l’église catholique.
Chose pourtant encore exceptionnelle à cette époque, Édouard accorda aux protestants étrangers, résidant à Londres, la permission d’ériger un temple à leur usage : « Considérant que c’est l’office d’un prince chrétien », disait-il, « pour bien administrer son royaume, de pourvoir à la religion et aux malheureux affligés et bannis à cause d’elle, nous vous faisons savoir que, ayant pitié de la condition de ceux qui, depuis assez longtemps, demeurent dans notre royaume et y viennent journellement, de notre grâce spéciale ordonnons qu’il y ait, dans notre cité de Londres, un temple appelé le temple du Seigneur Jésus, où l’assemblée des Allemands et des autres étrangers puisse se tenir et se célébrer, dans le but que, par les ministres de leur église, le Saint Évangile soit interprété purement ».
Cranmer avait la haute main dans le gouvernement et ne craignait plus maintenant d’afficher sa fidélité aux principes révélés dans la Parole de Dieu. Il supprima les lois arbitraires édictées par Henri VIII, envoya partout des prédicateurs zélés de l’Évangile, fit répandre la Bible encore plus largement qu’auparavant, autorisa le mariage des prêtres ; la Cène devait être distribuée sous les deux espèces. Malheureusement, vis-à-vis de ceux qui ne partageaient pas ces idées, Cranmer se laissait aller à l’esprit du temps, oubliant cette exhortation de Paul à Timothée. « Convaincs, reprends, exhorte, avec toute longanimité et doctrine » (2 Tim. 4:2). Il demandait souvent au roi des sentences de mort contre les rebelles à la Réforme. Le pieux souverain, trop inexpérimenté pour lui résister, signait en soupirant et ajoutait, car il se sentait la conscience chargée : « Si je fais mal, vous en serez responsable ». Et il signait.
Mais le jeune roi, dont les enfants de Dieu étaient en droit d’attendre de grandes choses, tomba gravement malade au bout de six ans de règne. Les soins les plus dévoués ne purent le sauver. Peu avant d’expirer, il adressa, à haute voix, au Seigneur une fervente prière dont on a conservé quelques fragments : « Seigneur Dieu ! » s’écria-t-il, « délivre-moi de cette misérable vie et reçois-moi dans les demeures éternelles. Toutefois que ta volonté soit faite, et non la mienne ! Seigneur, je te remets mon esprit. Tu sais combien ce serait chose heureuse pour moi que d’être auprès de toi ; mais, à cause de tes enfants dans ce pays, conserve cette vie et rends-moi la santé, afin que je puisse m’employer vaillamment à ton service. Mais, ici encore, que ta volonté soit faite, et non la mienne ! Seigneur, mon Dieu, bénis mon peuple et sauve ton héritage ! Préserve ton peuple élu d’Angleterre ! Ô Dieu, défends ce royaume de toutes les erreurs de la papauté ! Maintiens ta vérité, afin que moi et mon peuple nous puissions bénir ton saint nom ! » Ainsi mourut Édouard VI à l’âge de seize ans à peine.
La couronne revenait de droit à la sœur d’Édouard, Marie, fille d’Henri VIII et de sa première femme, Catherine d’Aragon. Mais, la sachant catholique très bigote, son frère, sur son lit de mort, avait exprimé le désir de voir lui succéder une de ses cousines, Jane Gray, qui avait adhéré de cœur aux doctrines évangéliques et, très cultivée, adressait à Bullinger, le successeur de Zwingli, des lettres en latin, conservées à la bibliothèque de Zurich, dans lesquelles elle demandait conseils et directions sur les principes du christianisme. Mais la noblesse anglaise, tout en éprouvant une vive sympathie pour cet arrangement refusa de l’accepter. Marie monta donc sur le trône et n’hésita pas à condamner à mort Jane Gray dans laquelle elle voyait une usurpatrice et une hérétique. L’épreuve produisit ses fruits bénis dans le cœur de l’infortunée jeune femme ; elle n’avait que vingt ans et venait de se marier. Sa foi, jusqu’alors chancelante, s’affermit à tel point que, de son cachot, elle écrivit à ses amis des lettres d’adieux, animées d’un merveilleux esprit de renoncement à tout ce qu’elle laissait derrière elle ; elle rendait aussi un témoignage touchant à l’amour de son Sauveur pour elle.
À l’une de ses sœurs, elle écrivait, en lui léguant son Nouveau Testament grec : « Ma chère Catherine, je t’envoie un livre qui, bien qu’il ne soit pas revêtu d’or, est plus précieux que toutes les pierres les plus rares et du plus grand prix. C’est le livre de l’Évangile du Seigneur Jésus Christ ; c’est sa dernière volonté, c’est son testament qu’il nous a laissé, à nous, pauvres misérables pécheurs que nous sommes dans notre nature première. Il t’enseignera le chemin de la joie éternelle. Fais comme le serviteur qui veille, afin que, quand viendra le jour de la mort, tu ne sois pas trouvée sans huile, comme les vierges folles. En ce qui concerne ma mort, réjouis-toi, comme je le fais, ma très chère sœur. Je suis assurée qu’en perdant cette existence mortelle, j’en revêtirai une éternelle, incorruptible. Au nom de Dieu, je t’exhorte à ne jamais te relâcher de la vraie foi chrétienne. Si tu renies la vérité pour prolonger ta vie, le Seigneur te reniera aussi. Si, au contraire, tu t’adresses à lui, s’il le juge à propos, il prolongera tes jours pour ta consolation et sa gloire ».
Au nom de la reine Marie Tudor, le peuple anglais a accolé, avec raison, l’épithète de la « sanguinaire ». De nouveau la persécution sévit avec rage. Des centaines de victimes périrent par le feu ou sur l’échafaud, pendant les cinq années de son règne. Parmi ces martyrs pour le nom du Seigneur, il faut retenir les noms de Latimer, un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, un des prédicateurs les plus puissants et les plus bénis de son temps, et celui de Ridley, son ami intime. On les attacha ensemble au poteau. Au moment où le bourreau allumait les fagots, Latimer se pencha vers son compagnon de souffrances et lui dit d’une voix si nette que toute la foule l’entendit : « Aie bon courage, mon cher Ridley ; comporte-toi en homme. En ce jour nous allumons un flambeau si brillant que, Dieu voulant, l’Angleterre ne le verra jamais s’éteindre ».
De graves menaces pesaient également sur Cranmer, qui avait été pourtant le conseiller sage et hautement apprécié de Henri VIII et de son fils, Édouard VI. Bien qu’il crût de plein cœur au salut par Christ, il avait longtemps hésité à confesser sa foi : il craignait trop de se compromettre, aimait trop les solutions moyennes qui donnaient des demi-satisfactions à chacun, mais évitaient les positions nettes et franches. Sous Édouard VI il avait pourtant suivi une ligne de conduite tout à fait favorable à la Réforme. Maintenant, très âgé, accablé d’infirmités corporelles, il se laissa éblouir un instant par les brillantes promesses de la nouvelle souveraine, succomba à la tentation et signa un acte de soumission au pape et à Marie Tudor. Mais il se ressaisit presque aussitôt. Triomphants, les papistes prétendirent exiger de lui qu’il lût lui-même, publiquement, le texte de sa rétractation dans une des églises d’Oxford, où avait lieu son procès. Mais il déçut leur attente.
Le prisonnier s’avança, entouré de prêtres et de gens d’armes. On l’avait vêtu d’une méchante robe et coiffé d’un vieux bonnet. Son visage défait laissait deviner les rudes combats d’une conscience chargée et pressée de rendre de nouveau un éclatant témoignage à la vérité. Dans la chaire, un des tenants de la papauté ouvrit la cérémonie par une prédication dirigée contre l’hérésie et exaltant le bonheur de ceux qui la rejetaient. Puis il s’adressa à l’ancien archevêque de Canterbury et l’invita à exposer le changement qui s’était opéré en lui, afin d’ôter tout soupçon à ses auditeurs et pour que tous reconnussent qu’il était maintenant en réalité un catholique romain. Le vieillard prit aussitôt la parole :
« Mes chers auditeurs », s’écria-t-il en se tournant vers la foule qui remplissait le vaste édifice jusque dans ses derniers recoins, « je vous supplie tous de prier Dieu pour qu’il lui plaise de pardonner mes péchés. Il y a une chose surtout qui me cause une extrême douleur. Je vous la dirai. Avant tout, prions ! »
Après une prière, mêlée d’abondantes larmes, Cranmer reprit : « J’en viens maintenant à ce qui, plus que tous les autres péchés que j’ai commis, me tourmente le plus cruellement dans ce monde : c’est d’avoir signé de ma main l’écrit qui m’a été présenté. Sans doute aucun, je l’ai fait contre la vérité et contre ma conscience. Je pensais, par ce moyen, éviter la mort et prolonger ma vie en ce misérable monde ; mais maintenant je proteste que je révoque et annule tous les écrits que j’ai faits et signés depuis le jour de ma dégradation. Je les désavoue d’ores et déjà totalement. Quant à cette malheureuse main qui m’a servi à signer cette méchanceté contre ma conscience, je la voue à être brûlée avant les autres membres. Le pape, je le tiens pour l’ennemi du Christ et même pour l’antichrist. Je déteste toute sa doctrine comme fausse, et toutes ses erreurs comme pernicieuses et contraires à la Parole de Dieu ».
À l’ouïe de ce langage, la stupéfaction fut à son comble : les chrétiens se réjouissaient et bénissaient Dieu ; les catholiques grinçaient des dents. Bientôt après le vaillant témoin de Jésus Christ fut entraîné au supplice, à l’endroit même où Latimer et Ridley avaient souffert la même peine. Quand il vit les flammes s’élever, il étendit tant bien que mal sa main droite en s’écriant à voix haute : « Main indigne ! Main indigne ! » Les bourreaux eux-mêmes étaient émerveillés de voir son courage. Ses souffrances ne durèrent que peu d’instants. On l’entendit dire encore, comme tant d’autres martyrs : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit ! » Et son âme fut recueillie auprès du Seigneur : « absent du corps et présent avec le Seigneur » (2 Cor. 5:8).
À la suite de son mariage avec Philippe II d’Espagne, un des pires adversaires de la Réforme, le court règne de Marie Tudor entraîna l’Angleterre au bord de l’abîme. Elle eut pour successeur sa demi sœur Élisabeth, fille de Henri VIII et Anne Boleyn, dont l’avènement amena en Angleterre un changement radical et définitif au point de vue religieux. La nouvelle souveraine joignait à une vaste capacité naturelle des connaissances fort étendues, mais aussi un reste de cet instinct cruel et tyrannique, funeste héritage de son père. Élevée dans les doctrines de la Réforme, elle ne les avait saisies que par son intelligence ; son cœur y restait indifférent et elle conserva, sa vie durant, un goût prononcé pour l’apparat du culte catholique. Néanmoins elle comprit tout ce que cette religion avait de répugnant pour la très grande majorité de ses sujets ; les persécutions perpétrées par Marie avaient aliéné à la couronne presque tout ce que l’Angleterre comptait d’hommes et de femmes éclairés. Aussi, par simple bon sens politique, puisque c’était le vrai moyen d’assurer son pouvoir, Élisabeth se prononça catégoriquement en faveur de la Réforme. Mais deux lois, qui ne reflétaient que trop les tendances autocratiques de la souveraine, risquèrent de compromettre l’avenir du pays.
Par la loi de suprématie
, le souverain était déclaré chef
suprême de l’Église, que ce fût un roi ou une reine. La loi d’uniformité
fixait
le rituel, avec obligation pour tous de s’y conformer ; les formes du
culte, la liturgie, tout le service divin doivent être les mêmes d’un bout à
l’autre du royaume, et ce rituel comporte beaucoup de formes extérieures
empruntées à celui de l’Église romaine. Aussi ce césaro-papisme provoqua de
vives résistances, de la part des adversaires de la Réforme, mécontents de ne
plus diriger les esprits, et de la part des réformés eux-mêmes qui estimaient
beaucoup trop importantes les concessions faites à l’ancien culte. Parmi
ceux-ci il se forma un groupement dont les membres s’intitulaient les Puritains
.
Beaucoup d’entre eux, proscrits lors des persécutions, avaient vécu à
l’étranger, en France surtout ; l’épreuve avait fortement trempé leurs
caractères et leur foi. Leur contact avec les huguenots leur montra ce que
c’était que d’adorer le Seigneur en toute simplicité, sans le moindre apparat
extérieur. Ils furent tout d’abord profondément froissés de voir les prélats
anglicans se croire obligés d’endosser, au cours du service religieux, des
vêtements somptueux et ils résolurent de purifier l’Église — de là leur nom —
de tout ce qu’ils considéraient comme mondain et comme opposé à la pensée du
Seigneur. Leur résistance leur attira de cruelles persécutions :
Cinquante-six d’entre eux furent jetés pêle-mêle dans un cachot, où la faim, la
misère en firent périr plusieurs ; trois montèrent sur l’échafaud.
Les Puritains ne s’avouèrent pas vaincus, sentant bien qu’ils
représentaient le véritable esprit anglais, libéral jusqu’à l’indépendance,
tandis que les allures de la cour et du gouvernement rappelaient trop la
tendance catholique, portée à imposer à tous ses principes et ses procédés.
D’autres scissions se produisirent et amenèrent la formation de plusieurs
groupements rivaux, entre autres celui des presbytériens
, qui se rapprochaient
du calvinisme et confiaient l’administration de l’église à des anciens, puis
celui des congrégationalistes
chez lesquels chaque congrégation est
indépendante des autres et ne relève que du Seigneur. Comme on le voit, aucun
de ces corps religieux ne se réclame du principe posé par le Seigneur lui-même,
à savoir l’unité du corps de Christ.
Il y aurait beaucoup d’autres fautes, quelques-unes très graves, à alléguer contre la reine Élisabeth, mais elles appartiennent au domaine politique ou bien privé et n’intéressent pas le sujet qui nous occupe. Par la bonté de Dieu, cette souveraine fut, dans sa main, l’instrument de deux grands bienfaits pour l’Angleterre. Elle affranchit son pays du joug de Rome ; elle mit la Parole de Dieu dans les mains de tous ses sujets.
Élisabeth resta célibataire. À sa mort la couronne d’Angleterre passa à son plus proche héritier, Jacques Ier, roi d’Écosse, de la dynastie des Stuarts, qui détint le pouvoir pendant trois quarts de siècle. Cette maison avait de fortes affinités avec le catholicisme ; des liens de famille l’unissaient à la cour de France, ce qui ne contribuait pas peu à l’éloigner de la Réforme. Les Stuarts ne réussirent pourtant pas à ramener leur royaume à l’ancienne croyance. Mais les Puritains surtout furent l’objet de leur haine féroce, parce que, plus que tous les autres protestants, ils voulaient suivre à la lettre la volonté de Dieu, telle qu’elle est révélée dans sa Parole. Pour fuir la persécution qui se déchaîna contre eux, plusieurs de ces chrétiens fidèles quittèrent leur patrie pour aller chercher en Amérique une terre où ils pourraient vivre en liberté et rendre à Dieu le culte en esprit et en vérité qu’il attend de ceux qui lui appartiennent. Ils fondèrent la colonie du Massachussets (au N.-E. des États-Unis actuels). Cette contrée était alors absolument inculte, couverte d’immenses forêts, peuplées d’animaux féroces et d’Indiens, plus à craindre encore. Aussitôt débarqués, les colons durent défricher le sol, l’ensemencer, puis attendre l’année suivante, avant de rien récolter. L’hiver fut extrêmement rigoureux ; aussi endurèrent-ils de cruelles souffrances ; leur foi fut mise à une dure épreuve. Le Seigneur leur aida à triompher de tout. D’autres les suivirent, toujours plus nombreux, si bien que le gouvernement anglais s’alarma de cet exode qui, il dut le reconnaître, privait le pays d’éléments excellents, travailleurs et de haute moralité. Aussi une loi fut promulguée, interdisant toute nouvelle émigration. Au moment où elle entrait en vigueur, huit navires s’apprêtaient à partir, chargés de Puritains parmi lesquels se trouvait Olivier Cromwell et Hampden qui furent, l’un et l’autre, quelques années plus tard, les auteurs de la chute du roi Charles Ier ; c’est ainsi que se réalisa pour lui la parole bien connue : « Qui creuse une fosse y tombera, et la pierre retournera sur celui qui la roule » (Prov. 26:27 ; Eccl. 10:8).
L’Église anglicane ne prospéra pas spirituellement ; l’abus des formes et de la hiérarchie étouffait la voix de l’Esprit. Puis le favoritisme s’y développa au point qu’une partie du clergé n’était plus du tout à la hauteur de sa tâche ; par sympathie pour tel ou tel on mettait à la tête des paroisses des pasteurs notoirement indignes qui, le plus souvent, grassement rétribués eux-mêmes, se déchargeaient entièrement sur leurs vicaires, qu’ils écrasaient de travail et laissaient presque mourir de faim. Mais la masse du peuple, resté fidèlement attaché à l’Évangile, déplorait cet état de choses. Des hommes éminents protestaient contre la mondanité grandissante. Le grand poète Milton s’exprimait ainsi sur son temps : « Une époque est venue, où Dieu a véritablement rempli la terre de sa connaissance ; la vraie Église du Seigneur n’est pas celle qui possède des autels, des cierges, des liturgies, des fonctionnaires portant un costume spécial et somptueux. Dieu regarde au cœur ».
Parmi les réformateurs de ce protestantisme languissant,
moribond, il faut citer le nom de George Fox, fondateur de la secte des quakers
.
Issu d’une famille très modeste, il passa par une période de luttes morales
longue et douloureuse. Enfin il céda à l’appel que le Seigneur lui adressait et
se mit à parcourir l’Angleterre, prêchant la repentance par la foi en Jésus et
enseignant que Dieu n’habite pas des temples faits de main ; que ce qu’il
cherche dans l’homme, c’est un cœur régénéré par la puissance de l’Esprit
Saint. Il prescrivait une morale sévère, interdisait la science et l’art, le
serment, le service militaire, l’asservissement à la mode. Il proclamait en
même temps l’égalité de tous les hommes, défendait d’enlever son chapeau devant
qui que ce soit, même devant le roi, ordonnait le tutoiement à l’égard de tous.
Les quakers suivent encore aujourd’hui la plupart de ces règles ; on les
reconnaît à leur costume très simple, fait invariablement de drap gris-brun.
Sur d’autres points Fox et ses partisans commirent des exagérations
regrettables ; ils reconnaissaient que, dans le culte, auquel tous doivent
participer, il faut attendre une direction de l’Esprit avant de parler ;
mais, selon eux, cette influence doit se manifester extérieurement par une
sorte d’agitation convulsive, un tremblement de tout le corps, d’où leur est
venu leur nom de quakers
, mot qui signifie les trembleurs
.
Mentionnons encore le nom de William Penn, un de leurs adhérents les plus dévoués. Il hérita de son père une fortune considérable, qui lui permit d’aller s’établir en Amérique avec un certain nombre de quakers. Il fonda ainsi la Pennsylvanie, qui devait former un État des États-Unis ; la capitale se nomme Philadelphie, c’est-à-dire l’amitié fraternelle, un des principes fondamentaux de la secte. Cette contrée, jusqu’alors déserte, devint un asile, largement ouvert à tous les persécutés.
Les quakers se signalent encore maintenant par la rigueur de leurs principes et par l’amour chrétien qu’ils déploient soit entre eux, soit vis-à-vis de tous les hommes. Au cours de la guerre de 1914 à 1918, comme leurs convictions leur interdisaient le service militaire, ils firent néanmoins preuve d’une activité bienfaisante en fondant des hôpitaux et en créant toutes sortes d’institutions, destinées à soulager les hommes en arrière du front. Par leur ferveur spirituelle, par leurs mœurs pures, ils ont été un élément de vie au sein de l’Église sur son déclin.
Pays très pauvre, sans commerce, sans industrie, au climat rude, épuisée d’autre part par les extorsions du clergé catholique, l’Écosse entrevit quelques lueurs de l’Évangile au 15° siècle. Les Highlanders, habitants de la région montagneuse du centre, conservèrent de précieux restes des vérités chrétiennes, remises au jour par Wiclef. Au sein de leurs vallées reculées, on lisait en cachette la Parole de Dieu, mais ces faibles rayons de lumière s’éteignaient graduellement à mesure que disparaissaient ceux qui les détenaient.
Au 16° siècle, un jeune abbé, Patrick Hamilton
, qui
appartenait à une des familles les plus nobles du royaume, alla faire ses
études à Rome. De là il se rendit en Allemagne ; c’était le moment où le
triomphe de la Réformation causait une vive agitation. Reconnaissant de quel
côté était la vérité, Hamilton s’empressa de regagner son pays pour y annoncer
la bonne nouvelle qu’il avait apprise. Il paya de sa vie son courage, mais la
semence jetée se répandit et porta des fruits abondants, malgré l’opposition
acharnée de l’Église romaine, représentée par le cardinal Beatoun.
Un jeune évangéliste, Wishart
, releva l’étendard, tombé
des mains mourantes de Hamilton. La supériorité de ses connaissances, sa parole
entraînante, sa profonde piété, son courage à toute épreuve, son extérieur
agréable, tout cela joint à une douceur captivante, vrai caractère du chrétien,
lui assignent une des premières places parmi les réformateurs écossais. Il
allait de ville en ville, annonçant Christ aux foules. Étranger à toute menée
politique, les démêlés continuels entre la noblesse et le clergé le laissaient
absolument indifférent. Il pouvait dire, comme Paul : « Je n’ai pas
jugé bon de savoir quoi que ce soit parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus
Christ crucifié » (1 Cor. 2:2). Chassé, traqué de lieu en lieu par les
agents de Beatoun, il s’abandonnait tout entier à la protection du Seigneur.
Mais le cardinal guettait sa proie. N’osant l’arrêter, il lui fit interdire la
chaire. Dès lors, Wishart prêcha en plein air. C’en était trop aux yeux de ses
adversaires. Un jour qu’il descendait d’une tribune dressée sur une place
publique, il vit près de lui un prêtre dont il soupçonna le meurtrier projet.
Au moment où l’émissaire de Beatoun sortait un poignard de dessous sa soutane,
Wishart lui saisit le bras. Frappé de la fermeté et de la douceur du serviteur
de Dieu, il avoua son crime et implora sa grâce. La foule allait le mettre en
pièces, lorsque Wishart le couvrit de son corps et sauva la vie du malheureux.
Mais plus tard, le vaillant témoin de Christ tomba dans un traquenard et fut
brûlé vif.
Le plus connu des réformateurs écossais est John Knox
.
Converti de bonne heure, il ne put voir sans frémir les atrocités perpétrées
contre les chrétiens. Plus d’une fois il accompagna Wishart et prêcha
l’Évangile à ses côtés. Son éloquence, sa figure imposante, ses vues nettes et
précises, mais surtout la conviction de sa parole, donnaient à sa prédication
une puissance rare. L’Écosse était, à ce moment là, déchirée entre deux
factions, dont l’une regardait vers l’Angleterre, tandis que l’autre voulait
s’appuyer sur la France. Une foule de réformés se retirèrent dans le château de
Saint-André à Édimbourg, mais les troupes françaises les assiégèrent,
s’emparèrent de la place et, violant la parole jurée, emmenèrent la garnison en
France. Knox se trouvait au nombre des déportés. Au cours de leur captivité on
mit tout en œuvre : flatteries, menaces et violence, pour les contraindre
à apostasier ; pas un seul ne se laissa gagner. Après une année et demie
de vains efforts on les relâcha.
Ne pouvant rentrer dans son pays à cause de son attitude très décidée contre le catholicisme, Knox se rendit en Angleterre. Il trouva un excellent accueil à la cour d’Édouard VI qui fit de lui son chapelain et lui offrit même le titre d’évêque, mais Knox refusa catégoriquement, car il ne pouvait admettre le culte anglican qui lui rappelait trop les cérémonies papales. La mort prématurée du jeune roi contraignit Knox à s’enfuir de nouveau. Il traversa la France, gagna la Suisse où il prit contact avec les principaux défenseurs de la Réforme et finit par arriver à Genève. Calvin le reçut à bras ouverts. Il y avait en effet entre eux une remarquable similitude de sentiments ; ils étaient presque du même âge et leurs vues sur les principales doctrines bibliques coïncidaient exactement. Même leurs caractères se ressemblaient beaucoup : comme Calvin, Knox était d’une intransigeance invincible, quand il s’agissait des choses de Dieu, mais il se montrait plus rude, plus irritable que son ami, chez qui la froide logique tenait lieu des emportements fréquents de son collègue. Knox introduisit en Écosse la plupart des points de vue de Calvin.
Il ne put y rentrer qu’après huit ans d’absence et y trouva maint sujet de tristesse. Sans doute l’effectif des partisans de la Réforme avait grandi considérablement, mais Knox ne s’attachait pas au nombre. Bien peu des convertis osaient afficher ouvertement le changement opéré dans leurs cœurs par la grâce de Dieu, tellement les conséquences auraient été terribles pour eux. La plupart continuaient à suivre le culte romain, tout en le condamnant au fond du cœur. Les énergiques prédications de Knox les convainquirent de leur erreur. Tous quittèrent définitivement l’Église romaine et, peu après, ils célébraient la Cène conformément au désir du Seigneur. La riposte ne se fit pas attendre. Knox fut cité à comparaître devant le clergé à Édimbourg ; les hommes les plus éminents se déclaraient prêts à prendre sa défense. Aussi les prêtres, effrayés des conséquences, reculèrent devant la pensée de toute violence exercée contre un homme entouré de si puissants amis. Au lieu d’exiger de lui une rétractation, ils le laissèrent libre de prêcher pendant dix jours dans une maison particulière. Le Seigneur bénit de façon extraordinaire ce court ministère, en amenant un grand nombre des auditeurs à confesser son nom.
Au bout d’une année Knox jugea utile pour lui de retourner à Genève, peut-être pour amener les nouveaux convertis à ne pas dépendre de lui, mais uniquement du Seigneur. Dès qu’il fut parti, ses ennemis relevèrent la tête et le firent brûler en effigie. Cet acte stupide aboutit à fins contraires du but que s’étaient proposé ses auteurs. La Réforme fit des progrès toujours plus rapides et plus profonds. De son côté Knox stimulait le zèle des réformés par des écrits vibrants. On ne tarda pas à le rappeler ; c’était le moment, car le mouvement était en train de prendre un caractère nettement politique à cause de l’attitude ambiguë de la noblesse. En outre le peuple, laissé à lui-même, commettait des excès très regrettables, qui ne pouvaient que déshonorer le nom du Seigneur et son témoignage.
Marie Stuart, devenue veuve de bonne heure à la suite de la mort prématurée de son mari François II, roi de France, se montra très attachée au catholicisme. Un jour pourtant elle voulut voir Knox. Était-ce un guet-apens ? Le réformateur l’ignorait, mais assuré de la protection de Dieu, il répondit à cette invitation. La reine l’accabla de reproches : il avait détourné d’elle ses sujets, publié un livre contre le droit des femmes à la couronne, fomenté la révolte, entraîné les Écossais à pratiquer un culte différent de celui de leurs pères, ce qui, osait-elle dire, était contraire à la Bible et à l’obéissance qu’elle prescrit aux sujets vis-à-vis de leurs souverains. Knox n’eut pas de peine à lui démontrer, par la Bible, qu’il n’y avait rien de révolutionnaire à enseigner au peuple les vérités divines. Quand un gouvernement s’écarte de ces vérités, les sujets ont le devoir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ; telle est la règle que l’Écriture leur impose. Quant au livre auquel Marie Stuart faisait allusion, il ne la concernait pas, mais bien sa cousine, Marie d’Angleterre. Après son éloquent plaidoyer Knox put se retirer sain et sauf.
Il passa les dernières années de sa vie à organiser l’Église presbytérienne d’Écosse. Suivant de près les principes de Calvin, il fit complètement fausse route en ce que, comme les autres réformateurs, il méconnut les enseignements du Seigneur et des apôtres, concernant l’Église de Dieu. La constitution qu’il fit adopter est œuvre purement humaine, et mérite par conséquent les reproches adressés à Sardes (Apoc. 3:1-5). Ceci ne doit pas faire oublier pourtant le travail intense, et richement béni, accompli par John Knox. Comme prédicateur de l’Évangile, c’est un des plus intrépides parmi les réformateurs ; il s’acquitta avec un dévouement extraordinaire du service qui lui était confié, ne ménageant ni son temps ni sa peine, quand il s’agissait d’amener des âmes à Christ ou bien de rendre témoignage à la vérité. Il s’endormit paisiblement à Édimbourg en 1572, trois mois après avoir reçu la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy à Paris ; elle l’affecta très profondément. Une des dernières fois qu’il monta en chaire, ce fut pour exprimer sa vive douleur de ce sinistre forfait et pour implorer le secours de Dieu en faveur des infortunés survivants, privés de tout appui humain et sans autre ressource que celle de la miséricorde divine.
Au 18° siècle en Angleterre, la profession chrétienne tomba très bas : elle avait le nom de vivre, mais était morte (Apoc. 3:1). Cela venait peut-être de l’excessive rigueur du régime puritain pour qui tout était loi, mais il ignorait la grâce. D’autre part, comme on l’a vu, l’église officielle se perdait dans le formalisme, dans les pratiques extérieures. L’état moral du pays avait énormément baissé ; l’amour de l’argent servait de ressort essentiel à la politique et à la vie courante. L’écrivain français Montesquieu trace un triste tableau de ces dispositions fâcheuses : « L’argent est ici souverainement cultivé, l’honneur et la vertu, peu… Il n’y a point de religion en Angleterre ; si quelqu’un en parle tout le monde se met à rire ». Avec cela on ne faisait rien pour relever le niveau des classes populaires, qui menaient une existence grossière et désordonnée ; dans les régions minières on se croyait en plein pays sauvage. Les superstitions les plus vulgaires trouvaient créance ; on croyait aux esprits, à la sorcellerie, à la bonne aventure. La jeunesse se rendait insupportable par ses allures turbulentes et licencieuses ; on insultait les honnêtes gens, on querellait qui voulait rester paisible. On coudoyait brutalement les passants pour les faire tomber dans le ruisseau. Le soir en attaquait les promeneurs à coups d’épée. Certes il y avait en Angleterre des hommes pieux ; ils souffraient cruellement de ces débordements de mal, mais très peu nombreux, faibles et sans influence, ils ne savaient que faire pour endiguer le courant, ni même pour lui résister. Les quelques efforts tentés dans ce sens se heurtaient à l’incrédulité, au scepticisme qui faisait des ravages terribles. Mais Dieu avait les yeux sur ces lamentables circonstances. En la personne de John Wesley, il suscita l’homme qu’il fallait pour secouer l’Angleterre de sa torpeur spirituelle.
Né en 1703, John Wesley
était le fils d’un pasteur, digne
homme s’il en fût, mais dont le caractère offrait des extrêmes curieux :
tempérament élevé, mais excessif, courage et imprudence, largeur d’esprit et
versatilité, ardeur et violence, attachement à l’Église et bigotisme. Pour lui
la religion consistait en une soumission stricte aux règles prescrites, mais il
ne possédait pas la foi en Christ, Sauveur des pécheurs. Il eut dix-neuf
enfants, dont treize vécurent. Leur mère, personne très supérieure à son mari,
d’une piété rudimentaire, quoique fervente, dépensait une énergie admirable
pour les élever dans la crainte de Dieu. Douée d’une très forte volonté, elle
avait imposé à sa maison une règle rigoureuse ; tout devait se faire à
heures fixes : repas, devoirs, sommeil ; les cris étaient sévèrement
interdits. Chaque enfant commença à apprendre à lire le jour où il avait cinq
ans. La première leçon se passait à s’assimiler l’alphabet ; dès la
seconde on épelait le premier verset de la Genèse. Une fois entraîné, l’enfant
recevait six leçons par jour. Les aînés s’occupaient des cadets.
« J’admire ta patience », disait un jour M. Wesley à sa femme.
« Tu as répété la même chose au moins vingt fois à cet enfant ».
« J’aurais perdu mon temps », répondit la digne mère, « si je
l’avais répété dix-neuf fois seulement, puisque je n’ai réussi qu’à la
vingtième ». Elle donnait elle-même l’instruction biblique à ses enfants,
et dès qu’ils étaient en âge de comprendre, avait avec chacun d’eux de
fréquents entretiens particuliers sur leurs intérêts spirituels.
Les paroissiens de M. Wesley ne se distinguaient guère que par leur vulgarité et leur indifférence complète à l’égard des choses de Dieu. Ne pouvant pas leur enseigner ce qu’il ignorait lui-même, leur pasteur se bornait, dans ses prédications, à stigmatiser leur vie de péché, sans leur montrer jamais le chemin du salut. Aussi nourrissait-on à son égard une haine féroce qui se traduisit par divers attentats, jusqu’au jour où des malandrins mirent le feu à la cure. On réussit à sauver tous les enfants, sauf John qui fut oublié. Au dernier moment un homme parvint à le retirer du brasier et sans que les flammes l’eussent atteint. Bien des années plus tard, comme on avait fait son portrait, John Wesley inscrivit ces mots au bas du tableau : « Celui-ci n’est-il pas un tison sauvé du feu ? » (Zac. 3:2).
Dès l’âge de dix-huit ans Wesley entreprit des études de
théologie à Oxford. Il y mena une vie irréprochable qui contrastait
avantageusement avec celle de la plupart de ses camarades. Son caractère
aimable lui valut de solides amitiés ; il montrait beaucoup de sérieux,
mais sa piété n’était qu’extérieure. Il écrivit plus tard :
« J’ignorais complètement la nature et le caractère de la justification
par la foi. Je n’avais même que des idées confuses sur le pardon des
péchés ; je croyais qu’il fallait en ajourner la possession jusqu’à
l’heure de la mort ou au jour du jugement. Quant à la foi qui sauve, j’en
ignorais également la valeur, croyant qu’elle n’était autre chose qu’une ferme
adhésion à toutes les vérités contenues dans l’Ancien et le Nouveau
Testament ». Il manifesta des talents si extraordinaires qu’à vingt trois
ans il se vit attribuer une chaire de grec. À ce moment son frère Charles, de
cinq ans plus jeune que lui, le rejoignit, ainsi que, plus tard, un de leurs
amis, George Whitefield. Animés tous trois de dispositions très sérieuses, ils
résolurent de se rencontrer chaque soir pour s’occuper ensemble de la Parole de
Dieu. D’autres étudiants s’associèrent à eux, si bien qu’ils en vinrent à
constituer une petite congrégation dirigée par John Wesley auquel tous
reconnaissaient sans hésitation des qualités intellectuelles supérieures, une
grande maîtrise d’esprit, un don spécial d’organisation, qu’il avait sans doute
hérité de sa mère. Dans ces réunions, en effet, malgré leur cachet intime et
familier, tout était minutieusement réglé, si bien que les participants ne
tardèrent pas à se voir affublés du nom de Méthodistes
. Leur activité ne
se bornait pas à des entretiens : ils visitaient les malades, parlaient du
Seigneur dans les prisons, distribuaient des aumônes aux pauvres dans la mesure
où leurs faibles revenus le leur permettaient.
Toute sa vie durant, Wesley se montra très économe de son temps. Ayant remarqué qu’il se réveillait régulièrement au milieu de la nuit, il fit un effort sur lui-même pour arriver à réduire son sommeil. Il raconta à ce propos : « Par la grâce de Dieu, je suis parvenu à me lever tous les jours à quatre heures du matin. Je puis ajouter que, tout compté, je n’ai jamais eu un quart d’heure d’insomnie par mois ». Telle fut la règle de sa vie jusqu’à son dernier jour, et il parvint à un âge très avancé. À un élève il disait : « Vous n’êtes pas assuré d’un jour de vie ; vous ne seriez donc pas sage de perdre un moment. Le plus court chemin pour arriver au savoir est celui-ci : 1. déterminer le but que vous voulez atteindre ; 2. ne lire aucun livre qui ne touche, d’une façon ou de l’autre, à ce but ; 3. parmi les livres, faire choix des meilleurs ; 4. n’entreprendre l’étude d’un ouvrage qu’après avoir fini le précédent ; 5. les lire dans un tel ordre que la lecture d’aujourd’hui serve à éclairer et à confirmer celle de la veille ».
Malheureusement ces jeunes Méthodistes, malgré leurs intentions excellentes, manquaient d’une chose essentielle : la vie de Dieu dans leurs cœurs. Ils croyaient plaire au Seigneur par leurs bonnes œuvres, oubliant qu’un mauvais arbre ne saurait produire de bons fruits. John Wesley le constata dix ans plus tard, alors qu’il feuilletait les lettres qu’il avait conservées de ses amis : « Un seul de mes correspondants », dit-il, « déclara (et je me rappelle fort bien de l’avoir entendu, sans que je le comprisse) que l’amour de Dieu avait été versé dans son cœur « par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rom. 5:5) et qu’il jouissait de la paix de Dieu, qui « surpasse toute intelligence » (Phil. 4:7). Mais qui voulut le croire ? Dois-je cacher la triste réalité, ou bien la révéler pour que d’autres en fassent leur profit ? Il fut expulsé de la société, comme s’il avait perdu la raison. Tous ses amis le désavouèrent ; le monde le méprisa et lui tourna le dos. Pendant quelques mois il vécut isolé et méconnu, puis celui que son cœur aimait le reprit auprès de lui ».
John Wesley avait trente-deux ans quand on lui proposa de partir avec son frère Charles pour la Géorgie, colonie nouvellement fondée en Amérique du Nord, en vue d’y occuper des chômeurs ou des gens ruinés. Leur chef estimait avec raison que ces expatriés ne pouvaient rester sans qu’on veillât à leurs besoins spirituels et qu’il faudrait aussi évangéliser les Indiens, qui habitaient la même contrée. Les deux Wesley se mirent donc en route. À bord du navire qui les emmenait se trouvaient vingt-six Moraves qui frappèrent John tout d’abord par leur extraordinaire sérénité en face du danger. Ses entretiens avec eux lui firent comprendre qu’ils avaient en eux une chose qui lui manquait. « En quelque lieu qu’ils fussent, ils marchaient d’une manière digne de leur vocation céleste et honoraient l’Évangile par toute leur conduite ». Mais ce n’est pas encore à ce moment qu’il découvrit leur merveilleux secret. À peine débarqué, il fit preuve d’une grande activité parmi les colons, les indigents, les malades, les esclaves même. Comme à Oxford, il créa de petits groupes de personnes, désireuses de s’occuper de la Parole de Dieu, mais ces conversations, quoique très simples, devaient se dérouler selon un ritualisme rigoureux. Wesley fit œuvre aussi d’évangéliste auprès des Indiens comme auprès des Anglais. Cependant, scrupuleux comme il l’était, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il ne pouvait et ne devait prêcher des choses qu’il ne s’était pas appropriées pour lui-même. Comment parler de l’œuvre de la grâce de Dieu dans les cœurs du moment qu’il n’était pas converti ? Un entretien qu’il eut avec un prédicateur morave, établi en Géorgie depuis quelque temps, lui ouvrit les yeux sur son état. « Mon frère », lui demanda ce dernier, « je dois vous poser tout d’abord deux ou trois questions. Savez-vous si vous êtes vous-même un enfant de Dieu ? ». Comme Wesley, surpris de cette demande, ne répondait pas, le Morave continua : « Connaissez-vous le Seigneur Jésus Christ ? — Oui. Je sais qu’il est le Sauveur du monde ». — « C’est vrai. Mais savez-vous qu’il vous a sauvé vous-même ? » — « J’espère qu’il est mort pour moi aussi ». — « Vous connaissez-vous bien vous-même ? » — « Certainement ». Mais Wesley ajoute dans son journal : « Je crains que ce ne fussent là de vaines paroles ». Comme il se trouvait qu’il logeait chez les Moraves, il nota que « ces gens étaient toujours occupés, toujours de bonne humeur. Ils paraissaient s’être défaits de tout sentiment de colère, de querelle, d’amertume ; ils se gardaient de médire les uns des autres. Ils marchaient d’une manière digne de l’appel dont ils avaient été appelés (Éph. 4:1) et rendaient un joyeux témoignage à l’évangile de la grâce de Dieu » (Actes 20:24).
Charles Wesley réussit mal dans la paroisse qu’on lui avait confiée. Il accabla ses ouailles de règlements multiples, leur prescrivant comment se vêtir, comment prier, comment se comporter pendant les services religieux, se mêlant même de leurs affaires personnelles. Aussi fut-il bientôt rapatrié. John poursuivit ses efforts pendant deux ans, mais sans succès apparent. Aussi il reprit, lui aussi, le chemin de l’Angleterre. Au cours de la longue traversée, il eut le temps de faire de profondes réflexions sur lui-même et sur les causes de son échec ; il les exprima en ces termes : « Je suis allé en Amérique pour convertir les Indiens, mais qui me convertira moi-même ? Qui me délivrera de mon mauvais cœur incrédule ? Je ne puis dire « La mort m’est un gain » (Phil. 1:21). Qui me délivrera de la crainte de la mort ? J’ai appris ce dont je ne me doutais pas, que moi qui travaillais à convertir les autres, je n’étais pas converti moi-même, que je « n’atteignais pas à la gloire de Dieu » (Rom. 3:23), qu’il y avait en moi « un méchant cœur d’incrédulité » (Héb. 3:12) et que ma vie ne valait rien, puisqu’ « un arbre mauvais ne peut pas produire de bons fruits » (Matt. 7:18). J’appris que, privé de Dieu, je suis un enfant de colère, héritier de l’enfer. J’appris que mes œuvres, mes souffrances, ma justice, loin de me réconcilier avec Dieu, l’avaient offensé et ne sauraient expier le moindre de mes péchés, plus nombreux que les cheveux de ma tête ; que je ne pouvais soutenir le regard de la justice divine, à moins que tous ces péchés ne fussent effacés. Il ne me restait donc plus aucune espérance, sinon celle d’être justifié gratuitement par la rédemption en Christ ».
À Londres il reprit contact avec de petites communautés moraves, notamment avec un pasteur Boehler qui lui fit comprendre ce que c’est que la foi, à savoir « la confiance que l’âme place en Dieu et qui l’assure que ses péchés sont pardonnés par les mérites du Seigneur Jésus Christ et qu’elle est réconciliée avec Dieu ». Boehler le renvoyait toujours aux textes bibliques, entre autres à ceux-ci : « L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu » (Rom. 8:16). « En ceci est l’amour, non en ce que nous, nous ayons aimé Dieu, mais en ce que lui nous aima et qu’il envoya son Fils pour être la propitiation pour nos péchés » (1 Jean 4:10). « Celui qui croit au Fils de Dieu, a le témoignage au-dedans de lui-même ; celui qui ne croit pas Dieu, l’a fait menteur, car il n’a pas cru au témoignage que Dieu a rendu au sujet de son Fils » (1 Jean 5:10). « Quiconque est né de Dieu ne pratique pas le péché, car la semence de Dieu demeure en lui, et il ne peut pas pécher, parce qu’il est de Dieu » (1 Jean 3:9).
C’est le 24 mai 1738 que Wesley trouva la délivrance. Le matin
il avait lu ces mots de 2 Pierre 1:4: « Il nous a donné les très grandes
et précieuses promesses, afin que par elles vous participiez de la nature
divine, ayant échappé à la corruption qui est dans le monde par la
convoitise ». Le même après midi il assista à un service religieux, où la
liturgie portait la lecture du Psaume 130: « Ô Jah ! si tu prends
garde aux iniquités, Seigneur, qui subsistera ? Mais il y a pardon auprès
de toi, afin que tu sois craint ». Le soir, tandis qu’il s’occupait de
l’épître aux Romains, la lumière se fit dans son âme : « Je mis ma
confiance en Christ », raconte-t-il, « en Christ seul pour mon
salut ; je reçus l’assurance qu’il avait ôté mes
péchés et qu’il me
sauverait de la loi du péché et de la mort ». Comme Luther, Wesley passa
par une période d’épreuves et d’expériences, en apparence incohérentes, mais
dont il comprit plus tard la bénédiction. Luther a l’esprit intuitif ;
comme un aigle, il regarde la vérité partout où elle se présente devant lui.
Wesley, esprit logique, arrive à ses conclusions par l’argumentation.
C’est ici que commence l’histoire de Wesley en tant que serviteur du Seigneur. Dès l’abord il eut à apprendre ce qu’est l’opprobre du monde selon Matt. 5:11-12: « Vous êtes bienheureux quand on vous injuriera, et qu’on vous persécutera, et qu’on dira, en mentant, toute espèce de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous et tressaillez de joie, car votre récompense est grande dans les cieux ; car on a persécuté ainsi les prophètes qui ont été avant vous ». Il s’aperçut que le monde est demeuré ce qu’il était le jour où le Seigneur prononça ces paroles. Depuis son retour de Géorgie quatre mois auparavant, il avait prêché dans nombre d’églises. Immédiatement il se vit fermer dix d’entre elles, pour la simple raison qu’au lieu d’adresser à ses auditeurs un sermon sur un sujet quelconque d’ordre social ou moral, il leur avait parlé de la grâce de Dieu qui justifie ceux qui croient en l’efficacité du sacrifice de Christ sur la croix, mais il insistait aussi fortement sur l’inutilité des œuvres humaines pour obtenir le salut. Bientôt tous ceux qui avaient, jusque-là, cheminé à ses côtés lui tournèrent le dos. Seuls lui restèrent fidèles son frère Charles, ainsi que Whitefield, mais celui-ci se trouvait alors en Géorgie.
Comme Wesley avait reçu beaucoup de bien de son contact avec les Moraves, il crut opportun d’aller les voir chez eux. Il se rendit donc à Herrnhut, où il rencontra le comte Zinzendorf. Ce qui le frappa le plus ce fut la prédication de Christian David. De cet humble charpentier Wesley apprit une foule de choses qu’il ignorait et qu’il se hâta de consigner dans son journal. « La parole de réconciliation, prêchée par les apôtres, comme fondement de tout leur enseignement, est celle-ci : ce n’est point par nos œuvres, ni par nos mérites que nous sommes réconciliés avec Dieu, mais uniquement par le sang de Christ. On dira : Ne dois-je pas pleurer et m’humilier à cause des fautes que j’ai commises ? N’est-ce pas chose juste et équitable ? Ne dois-je pas agir de la sorte avant d’oser espérer que Dieu sera réconcilié avec moi ? Je réponds : c’est chose juste et équitable. Vous devez avoir le cœur brisé et humilié. Mais ce n’est pas là votre œuvre ; c’est celle de l’Esprit Saint. Ce n’est pas non plus la base de votre salut ; il repose tout entier et uniquement sur le sang de Christ. Cette parole prouve que rien ne vient de nous : « Celui… qui croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est comptée à justice » (Rom. 4:5). Il n’y a absolument rien de commun entre Dieu et l’impie. L’impie ne saurait faire quoi que ce soit pour gagner la faveur de Dieu. Peut-il produire des œuvres propres à plaire à Dieu, quelque justice, quelque repentance ? Non, rien que de l’impiété. Qu’il aille donc à Christ tel qu’il est ; qu’il croie en l’œuvre accomplie par Christ. C’est par cette foi, don de Dieu, qu’il sera sauvé pour cette vie et pour l’éternité ».
Lorsque Wesley rentra en Angleterre, il s’empressa de retrouver son frère Charles ; celui-ci lui apprit des nouvelles réjouissantes. Un peu partout on constatait un ardent désir d’entendre l’Évangile. Dans les localités écartées surtout il se trouvait beaucoup de petites congrégations dont les membres se réunissaient pour prier ensemble et lire la Bible. Ces chrétiens souhaitaient en apprendre davantage, et comme John et Charles Wesley se voyaient refuser l’entrée des églises, ils se mirent à prêcher partout où ils rencontraient des besoins spirituels. Ceci les engagea à entreprendre le même travail à Londres, car ils y connaissaient nombre de chrétiens isolés. Leurs noms devinrent bientôt connus ; de toutes parts ils recevaient des invitations. À leur grande joie Whitefield revint d’Amérique et se joignit à eux ; c’est lui qui prit l’initiative des prédications en plein air, habitude aujourd’hui courante en Angleterre, mais qui, au 18° siècle, apparaissait comme le plus grand des scandales.
Whitefield débuta à Kingswood près de Bristol. Il y avait là des mines de houille, où travaillaient de nombreux ouvriers, connus, très loin à la ronde, par leurs mœurs brutales et grossières. Personne ne s’était jamais préoccupé de leur vie spirituelle ; aucun pasteur ne visitait jamais la localité. Whitefield s’y rendit donc et annonça l’Évangile du haut d’un tertre ; un auditoire nombreux se forma pour l’entendre. Le lendemain il eut bien deux mille personnes devant lui ; les jours suivants la foule s’accrût et atteignit jusqu’à vingt mille auditeurs. Whitefield réussissait à se faire entendre de chacun et il ne tarda pas à constater l’émotion profonde qu’éveillait le message apporté à ces pauvres déshérités ; beaucoup pleuraient à chaudes larmes. Puis on vit arriver aussi des messieurs et des dames du grand monde. Le Seigneur commençait un vrai réveil en Angleterre. Débordé, Whitefield pria Wesley de venir lui aider. Celui-ci ne se fit pas prier, mais éprouva au premier moment un sentiment de malaise à l’idée d’annoncer l’Évangile ailleurs que dans une église. Il ne tarda pas à surmonter sa répugnance et mit à la prédication de la vérité autant de zèle que son ami. Il avait sur Whitefield un avantage très appréciable en présence des foules hétéroclites auxquelles il devait s’adresser. C’était un esprit d’à propos qui lui permettait de donner la réplique à n’importe qui et toujours avec humour, ce qui mettait invariablement les rieurs de son côté. L’anecdote suivante en fait foi.
Après avoir travaillé longuement à Kingswood, Wesley entreprit de visiter la contrée environnante et s’en vint à Bath, station balnéaire très à la mode alors. Toute la vie mondaine dépendait d’un M. Nash qui, assurait-on, s’arrangerait de façon à faire taire le prédicateur, par la violence, s’il le fallait. Les amis de Wesley le supplièrent de ne pas s’exposer à un coup de force, mais il ne voulut rien entendre, comptant sur la protection du Seigneur. Il venait de commencer à parler quand Nash survint et lui demanda, comme les anciens du peuple le firent à Jésus, « par quelle autorité il faisait ces choses » (Matt. 21:23). Wesley répondit que c’était en vertu de celle du Seigneur Jésus Christ. « La loi vous l’interdit », répliqua Nash, faisant allusion à une défense formulée autrefois contre les réunions tenues en dehors de l’église officielle. « D’autre part », ajouta-t-il, « vos sermons ne font que terrifier vos auditeurs ». — « Monsieur », demanda Wesley, « m’avez-vous jamais entendu prêcher ? » — « Non ». — « Alors comment savez-vous ce que vous avancez ? » — « Par le bruit public ». — « Le bruit public ne suffit pas. Permettez-moi de vous demander si vous ne vous appelez pas Nash ? » — « Oui ». — « Eh bien ! Monsieur, tout en connaissant votre nom, je n’oserais pas formuler un jugement sur votre compte par ce que j’entends dire de vous ». Ce Nash avait une très mauvaise réputation. Il se contenta de répéter sa première injonction : « je veux savoir ce que ces gens viennent faire ici ». Là-dessus une vieille femme s’avança et dit « M. Wesley, ne vous inquiétez pas de cet homme. M. Nash, veillez à notre bien être physique. Nous avons souci de nos âmes ; c’est pour les nourrir que nous sommes réunis ici ». Nash s’éclipsa et l’on n’entendit plus parler de lui.
Wesley avait l’habitude de prêcher la loi en même temps que la grâce. Sa parole, calme mais pressante, stigmatisait le péché et montrait à quelles terribles conséquences il aboutit, dans ce monde déjà, et surtout au-delà de la tombe. Ces prédications courageuses contrastaient étrangement avec les sermons académiques des gens d’église, qui ne développaient que des sujets de morale courante et visaient avant tout à ne froisser personne. Wesley ne s’adressait pas à la sensibilité ; son éloquence n’avait rien de sentimental ; sans cesse il faisait appel à la conscience, mettant ses auditeurs en présence de leur propre responsabilité. Cité avec son frère Charles à comparaître devant l’évêque de Bristol, sous l’inculpation de scandale public et d’infraction aux lois ecclésiastiques, Wesley répondit : « Mon occupation est de faire dans ce monde tout le bien que je puis. Appelé par Dieu à prêcher l’Évangile, malheur à moi si je n’y réponds pas partout où l’on me trouve. Puisque j’ai été consacré au ministère par les hommes, je ne suis en opposition avec aucune loi humaine. Mais si ma conscience me faisait un devoir d’enfreindre l’une ou l’autre d’entre elles, j’aurais à me demander s’il ne vaut pas mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ».
Un grand réveil se dessinait aussi dans le pays de Galles, à l’ouest de l’Angleterre, où un chrétien du nom de Harris avait défriché le sol. Comme à Kingswood, la population vivait dans un état voisin du paganisme ; jamais encore on n’y avait parlé du Seigneur. Tous les samedis soirs se passaient à jouer et à danser ; on recommençait le dimanche après-midi. Ayant entendu parler de Wesley, Harris le supplia de venir collaborer avec lui. Wesley hésita quelque peu ; ici encore il devait se défaire d’un préjugé et admettre qu’un laïque peut et doit, tout autant qu’un pasteur, avoir la pleine liberté de parler du Seigneur. Il se fit du reste si bien à cette idée que peu après, il écrivait : « De quel esprit serait animé un homme qui préférerait, faute de connaissances théoriques, laisser périr ces pauvres pécheurs, plutôt que de les voir sauvés par les exhortations d’un Harris ou de n’importe quel autre prédicateur, laïque ou non, pourvu qu’il fût entièrement dirigé par l’Esprit de Dieu ? »
C’est ici le lieu de relever un point important sur lequel Wesley et Whitefield différaient complètement d’avis, ce qui ne les empêcha pas de demeurer des amis fidèles l’un pour l’autre. Wesley était du reste ici complètement dans l’erreur, car les lectures qu’il avait faites dans sa jeunesse l’avaient fourvoyé, celle surtout de Thomas a Kempis. Selon lui un homme qui aurait été sauvé pourrait être privé de son salut, si par la suite, il se laissait entraîner à commettre une faute grave, soit par sa propre négligence, soit s’il n’avait pas eu soin de rechercher constamment les directions du Seigneur. D’autre part, Wesley estimait qu’un croyant peut arriver à vaincre le péché au point de l’extirper complètement de son cœur et parvenir ainsi à la perfection. Whitefield répondait à son ami par la promesse faite de la bouche du Seigneur Jésus lui-même en parlant des brebis de son troupeau : « Je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront jamais ; et personne ne les ravira de ma main. Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tous, et personne ne peut les ravir de la main de mon Père » (Jean 10:28 29). Sans doute, si notre assurance dépendait tant soit peu de nous, non seulement nous risquerions de perdre notre salut, mais nous le perdrions très certainement. Ici encore nous avons la certitude que « celui qui a commencé en vous une bonne œuvre, l’achèvera jusqu’au jour de Jésus Christ » (Phil. 1:6). Quant à la perfection, Whitefield rappelait que le chrétien a le péché en lui, bien qu’il possède, par la foi en Christ, le moyen de le vaincre, mais il doit être très vigilant. C’est pour cela que l’apôtre Jean écrit : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous… Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous le faisons (Dieu) menteur et sa parole n’est pas en nous » (1 Jean 1:8, 10). Mais Whitefield, de son côté, commettait une faute grave en enseignant, comme Calvin, la doctrine de la prédestination.
Tandis que Wesley renonçait à tout voyage à l’étranger pour se consacrer à l’œuvre que le Seigneur avait placée devant lui en Angleterre, Whitefield se sentait toujours plus fortement attiré du côté de l’Amérique ; chose extraordinaire pour son temps, il traversa treize fois l’Atlantique, la dernière pour ne pas revenir dans son pays. Bien que moins robuste que Wesley, il accomplit, comme évangéliste, un travail immense, également en Angleterre, en Écosse, dans le pays de Galles et en Irlande. Doué d’une voix extraordinairement forte et parlant presque toujours en plein air, les foules qui l’entouraient ne pouvant trouver place dans une salle fermée, il savait exposer la grâce de Dieu avec une remarquable simplicité, mais aussi avec une force de conviction telle que le Seigneur bénit richement son service. Cette activité incessante l’usa prématurément. À l’âge de cinquante-six ans, au cours de sa dernière tournée en Géorgie, il dut avouer qu’il se sentait complètement épuisé. La veille de sa mort, après avoir prêché pendant deux heures consécutives avec une puissance inégalable, il rentra chez lui à bout de forces. Comme il gagnait sa chambre, il trouva le vestibule plein de gens, venus pour entendre encore davantage, mais il dut se déclarer incapable de leur répondre et pria un de ses amis de le remplacer. Il monta quelques marches d’escalier, puis se ravisa, se disant que ce serait peut-être la dernière occasion qu’il aurait de parler du Seigneur. Adossé à la rampe, il reprit le sujet qu’il avait développé et ne s’arrêta qu’au moment où la bougie qu’il tenait à la main fut entièrement consumée. À deux heures du matin il se sentit mal ; au moment où le soleil se levait, le Seigneur le retira auprès de lui. Ses dernières paroles furent : « Seigneur Jésus, je me suis épuisé à travailler pour toi, mais je ne suis nullement las de le faire ».
Il est tout à fait impossible de raconter ici en détail la carrière de John Wesley, qui se poursuivit pendant un demi-siècle après sa conversion. Il parcourut le Royaume Uni dans tous les sens, au prix de mille difficultés et de dangers sans cesse renaissants, menant une vraie croisade pour le salut des âmes. Plus il se dépensait et plus Satan redoublait de furie pour compromettre son travail. Bien des fois il courut le risque d’être tué. Dans une localité on tira du pistolet contre lui. Ailleurs on l’assaillit à coups de pierres et de bâtons. Souvent il eut ses vêtements mis en lambeaux. À Londres on lança dans la foule qui l’écoutait un troupeau de bœufs avec l’intention bien arrêtée de les exciter contre lui. Un soir qu’il prêchait dans une salle, on y fit éclater des fusées et des pétards. Plus d’une fois on chercha à couvrir sa voix en battant du tambour. Une autre fois encore, on le souilla, de la tête aux pieds, avec toutes les ordures qu’on put ramasser : boue, fumier, œufs pourris, cadavres d’animaux. Mais le Seigneur le soutenait merveilleusement. Maintenu par sa puissance divine, il ne perdit jamais courage ; ses forces physiques demeuraient intactes ; il jouissait d’une santé excellente, grâce à laquelle il résistait à toutes les privations, à tous les mauvais traitements. Ces quelques détails, qu’on pourrait multiplier, suffiront à montrer dans quel triste état moral l’Angleterre se trouvait alors plongée. On peut se demander jusqu’où elle serait tombée, si le Seigneur n’avait eu pitié de ce peuple si dégénéré en lui envoyant son serviteur, admirablement qualifié pour cette tâche laborieuse et ingrate entre toutes.
Quant aux difficultés purement matérielles, elles auraient pu arrêter tout autre que John Wesley. Faute de routes convenables, les déplacements ne se faisaient que moyennant une dépense d’énergie peu commune. Voici comment Wesley lui-même décrit un trajet qu’il dut faire en plein hiver : « La pluie et la grêle transperçaient nos épais manteaux. Le vent se déchaînait avec rage. Mais l’humidité gelait sur nos vêtements ; même nos cils se recouvraient d’une couche de givre. Quand nous atteignîmes une auberge, nous ne savions comment descendre de nos chevaux. Le lendemain il fallut de nouveau cheminer toute la journée ; le vent était tombé, mais, la veille, il avait amoncelé de telles quantités de neige que nous ne réussissions qu’à grand-peine à les franchir. Nous dûmes mener nos chevaux à la bride presque tout du long ; les pauvres bêtes avaient assez à faire à se porter elles-mêmes. Plus loin nous arrivâmes dans une région marécageuse, sans ponts pour traverser les ruisseaux qui couraient dans tous les sens. La glace n’était en général pas assez solide pour supporter notre poids, aussi plusieurs fois nous plongeâmes dans l’eau et n’en sortîmes qu’après mille efforts. Mais nous fûmes largement payés de nos peines quand nous vîmes l’empressement que mettaient les paysans à venir entendre le message que nous leur apportions de la part du Seigneur ». La localité que visita Wesley cette fois-là était Epworth, le village où il était né ; jadis on l’y avait très mal reçu, le pasteur tout au moins, si bien qu’il avait dû annoncer l’Évangile au cimetière, debout sur la pierre tombale de son père. Mais, depuis lors, les sentiments avaient changé du tout au tout et maintenant on lui faisait un accueil chaleureux.
Wesley veillait à ne jamais perdre une minute. Même à cheval, il lisait, tant que les cahots de sa monture ne l’en empêchaient pas. Il s’intéressait aux disciplines les plus diverses : histoire, littérature, sciences, et prenait des notes copieuses sur tout ce qui lui passait sous les yeux.
Quelques chiffres ont ici leur éloquence. John Wesley paraît avoir parcouru en moyenne huit mille kilomètres par an. En 1743 par exemple, il passa quatorze semaines à Londres, dix à Bristol, treize à Newcastle, trois en Cornouailles, douze à voyager d’un endroit à l’autre. Ce n’est pas qu’il dédaignât le confort ; on lit dans son journal, mine inépuisable de renseignements de toute espèce et tenu avec la même rigueur qu’il apportait dans tous les actes de sa vie : « Je viens de passer une soirée très agréable et utile ; j’étais chez des amis qui sont des « excellents de la terre ». J’allais même dire : « Il est bon que nous soyons ici » (Luc 9:33). Mais non. La voix de Dieu me dit : « Toi, va, et proclame l’Évangile ». Il en était si convaincu qu’il écrivait à son frère, alors qu’ils étaient tous deux fort âgés : « Voici à quoi nous sommes appelés, toi et moi : à avertir les hommes du danger qu’ils courent en demeurant dans l’incrédulité et à veiller sur leurs âmes, comme ayant à en rendre compte. Dieu te dit, autant qu’à moi : Fais tout ce qui est en ton pouvoir, afin d’amener des âmes à la connaissance du salut ; c’est pour elles que mon Fils bien-aimé est mort ». Et encore : « Notre affaire n’est pas de prêcher tant et tant de fois, mais d’amener au salut autant d’âmes que nous pouvons, et ensuite de leur aider à progresser dans la sainteté, « sans laquelle nul ne verra le Seigneur » (Héb. 12:14).
En 1774 il écrivait : « Ma vue est meilleure et mes nerfs plus solides qu’il y a trente ans. Je ne suis atteint d’aucune des infirmités de la vieillesse et j’ai perdu plusieurs de celles de ma jeunesse. Tout ceci est un don de Dieu ; c’est un effet de son bon plaisir envers moi. Il m’a entre autres accordé de pouvoir toujours me lever à quatre heures du matin, cela depuis cinquante ans, et de pouvoir prêcher à cinq heures du matin, pratique que je considère comme des plus salutaires pour le corps et pour l’âme ». On peut ajouter que Wesley menait une vie extrêmement sobre. Ce qui frappait chez lui, c’était son extraordinaire sérénité, provenant de son absolue confiance, presque enfantine, dans la sagesse et les soins de Dieu : « Dix mille soucis », disait-il, « m’inquiètent aussi peu que dix mille cheveux sur ma tête. Je les connais, j’y pense, j’en fais un sujet de prières, mais je ne m’en tracasse pas ».
Alors qu’il était presque cinquantenaire, malgré d’autres perspectives qui semblaient promettre mieux, Wesley épousa une veuve riche, mère de quatre enfants. Ce fut une grave erreur de sa part. Il fit entendre à sa femme qu’il n’aurait rien à démêler avec sa fortune, mais qu’il entendait garder toute sa liberté pour voyager au service du Seigneur. Mrs. Wesley refusa de l’admettre ; rongée par la jalousie, elle le suivait à son insu afin de l’épier et ouvrait les lettres qui lui étaient adressées personnellement. Au bout de vingt ans elle quittait définitivement le domicile conjugal.
Wesley avait atteint l’âge de quatre-vingt-huit ans. En février 1791 il prit froid. Malgré une forte fièvre il prêcha — ce fut la dernière fois — sur ces mots d’Ésa. 55:6: « Cherchez l’Éternel tandis qu’on le trouve ; invoquez-le pendant qu’il est proche ». Rarement on lui avait entendu une pareille puissance. Il regagna son logis pour n’en plus sortir. Au cours de la semaine son état empira jusqu’à ne plus laisser d’espoir. Trop faible pour parler, sauf quelques mots ici et là, on l’entendit plusieurs fois rendre grâce à la bonté constante de Dieu envers lui : « J’étais un grand pécheur, mais Jésus est mort pour moi ». Ses dernières paroles furent : « Ce qu’il y a de mieux, c’est que le Seigneur reste avec nous. Il permet à son serviteur de s’en aller en paix ».
Le nom de John Wesley restera toujours attaché au grand réveil qui se produisit en Angleterre. Lorsque le Seigneur commença à travailler par son moyen, le pays était plongé dans les ténèbres spirituelles les plus profondes ; la papauté avait perdu son autorité, mais ceux qui l’avaient secouée ne se souciaient pas d’être chrétiens. À la fin du 18° siècle il n’est pas exagéré de dire que l’Évangile avait été annoncé dans tous les coins et recoins du royaume, soit par Wesley et Whitefield, soit par ceux qui suivirent leurs traces. Certes ces serviteurs de Dieu commirent bien des erreurs. Néanmoins ils prêchèrent la bonne nouvelle du salut par Christ dans toute sa pureté et dans toute sa simplicité ; ils plantèrent, ils arrosèrent ; le Seigneur donna l’accroissement (1 Cor. 3:6).
Le temps et la place manquent pour raconter le mouvement de la Réforme en Hongrie, en Transylvanie, en Pologne. On se bornera donc aux pays plus rapprochés de nous, ainsi qu’à ceux où la Réforme prit pied définitivement.
Circonstance extraordinaire en apparence, mais qui s’explique à la réflexion, l’Italie, le pays où résidait le pape, fut un des premiers à accueillir les principes de la Réforme. C’était en effet un de ceux qui souffraient le plus des innombrables abus de l’Église romaine ; c’est là aussi qu’on voyait de plus près ce qui faisait la faiblesse du Saint-Siège : corruption de l’administration, vie de débauche, ambition, règne de la fausseté, du mensonge et de la tromperie. Et comme il avait sans cesse besoin de ressources financières, c’est de l’Italie tout d’abord que le pape exigeait ces prestations qui devaient, peu à peu, soulever l’Europe contre Rome. Le gros du peuple supportait sans mot dire ces incessantes exactions, mais il se trouvait des hommes réfléchis qui, depuis longtemps, songeaient au moyen de mettre un terme à cette situation intenable (*).
(*) Déjà à la fin du 15° siècle, un dominicain, Jérôme Savonarole
,
s’était ouvertement élevé à Florence contre « l’Église prostituée ».
Un instant écouté, il fut excommunié en 1497 et brûlé l’année suivante.
Deux ans à peine après la protestation de Luther contre les indulgences, ses écrits pénétraient en Italie ; ils y trouvèrent un accueil chaleureux, tellement ils répondaient à des aspirations souvent inconscientes. Malgré la crainte, légitime, que l’on pouvait éprouver d’une intervention du clergé, on en fit venir d’autres, soit du réformateur allemand lui-même, soit de Mélanchton et de Zwingli. On les traduisait. À peine sortis de presse, ils se vendaient rapidement. Pour échapper à toute perquisition de la police, ils paraissaient sous des pseudonymes : Terra Nigra pour Mélanchton, Cogelius pour Zwingli, et ainsi de suite. Le commerce de Venise la mettait en rapports suivis avec l’Allemagne ; elle ne tarda pas à posséder un dépôt des ouvrages des réformateurs, sur la propagation desquels le Sénat fermait les yeux. On rapporte que, lorsque le pape publiait une bulle, interdisant la lecture de ces livres, le Sénat avait soin de la faire lire dans les églises après que l’assistance était écoulée. La citation suivante, tirée d’une lettre écrite par un moine, montre à quel point on avait soif de l’Évangile : « Vous qui connaissez le Seigneur, pensez au Lazare de l’Évangile et à l’humble Cananéenne qui désirait se rassasier des miettes tombées de la table du Seigneur. Mourant de soif, je cherche la fontaine de l’eau de la vie. Assis au bord du chemin, comme un aveugle, je crie à Celui qui donne la vue. Nous qui gisons dans les ténèbres, nous vous supplions, avec larmes et soupirs, vous qui connaissez les titres de ces livres, de nous les envoyer, ceux surtout de l’illustre Luther, du pénétrant Mélanchton, du savant Œcolampade. Faites tout votre possible pour que la ville de Lombardie, que nous habitons, aujourd’hui l’esclave de Babylone et étrangère à l’Évangile de la grâce, obtienne enfin la liberté ! »
Pendant vingt ans l’Évangile se répandit en Italie sans rencontrer d’obstacles. C’est la période des guerres entre Charles-Quint et François Ier, entre l’empereur et le Saint-Siège. Celui-ci trop absorbé par la politique, négligeait les questions intéressant la vie spirituelle de ses sujets. Dieu bénit même cette époque troublée pour le salut de beaucoup d’âmes qui entrèrent en contact avec des soldats protestants, nombreux dans les armées belligérantes, et apprirent d’eux à connaître le Seigneur.
À partir de 1542 pourtant, le pape s’émut des progrès réalisés
par la Réforme, car elle avait gagné entre autres plusieurs prédicateurs
brillants, bien connus dans les hautes sphères de l’Église et qui employaient
maintenant leurs talents au service de l’Évangile. Le mouvement était si
profond qu’on n’osait déjà plus l’attaquer de front. On créa donc un corps
d’espions qui devaient suivre les cultes, s’aboucher avec ceux qui les
fréquentaient, gagner leur confiance en feignant d’entrer dans leurs vues. Le
même travail se faisait au sein des familles, afin d’acquérir des preuves à
charge contre quiconque embrassait les idées nouvelles. La première victime de
ces odieux procédés fut Paleario
, un professeur savant et pieux. Il dut
monter sur le bûcher malgré son grand âge.
Mais, l’éveil ainsi donné, tous ceux qui le purent
s’empressèrent de quitter l’Italie, parmi eux Bernardino Occhino
,
général de l’ordre des capucins. Il s’était mis à étudier les Saintes Écritures
et ne tarda pas à proclamer quelques-unes des vérités qu’il y avait
rencontrées. Doué d’un rare talent de prédication, il attirait les foules en
annonçant la voie du salut, sans toutefois contester les erreurs dominantes.
Quoique à la tête d’un ordre puissant, il voyageait toujours à pied, croyant se
faire un mérite de sa simplicité. Il n’avait pas encore rejeté toute justice
propre pour ne recourir qu’à celle du Sauveur. À Naples il entendit prêcher un
gentilhomme espagnol, du nom de Valdez, qui exposait, dans toute sa pureté, la
doctrine du salut par Christ. Occhino en fut si frappé qu’il accepta pour
lui-même le message qu’il avait entendu ; il monta en chaire et prêcha,
avec une force toute nouvelle, cet Évangile qui faisait maintenant sa joie.
On le conçoit : l’Inquisition ne le perdait pas de vue. Les Vénitiens l’invitèrent à venir chez eux ; mais le nonce, qui habitait cette ville, avait l’œil sur lui. La foule se précipitait pour l’entendre. Bientôt Occhino apprit qu’on l’épiait ; cela ne l’empêcha pas de s’écrier, du haut de la chaire, en présence des sénateurs et du nonce lui-même : « Ô noble Venise, reine de l’Adriatique ! Si les prisons, les cachots et les fers attendent les hommes qui t’annoncent la vérité, dans quelles cités, dans quelles campagnes pourra-t-elle encore retentir ? Si nous pouvions la faire entendre partout, sans réserve ! Que d’aveugles, qui s’en vont aujourd’hui, errant dans les ténèbres, verraient enfin la lumière » À ces mots le représentant du pape interrompit l’orateur et lui interdit la chaire. Il en résulta une émeute et, au bout de trois jours, Occhino reprit ses émouvantes prédications. Cependant, cité à comparaître à Rome, ce qui signifiait pour lui la mort certaine, il quitta l’Italie et se rendit à Genève, puis à Zurich, enfin à Bâle. La fin de sa carrière ne répondit pas à son début, car il se laissa entraîner à adopter des idées gravement erronées, allant jusqu’à nier la divinité du Seigneur.
Pierre-Martyr Vermigli
(le nom de Martyr est ici un
simple prénom), de l’ordre des Augustins, éclairé, lui aussi, par la lecture
des Écritures sur les aberrations romaines et sur l’unique voie de salut, eut
la joie de voir se former à Lucques (entre Pise et Florence) une congrégation
évangélique, qui s’accrût rapidement grâce à son ministère. Il ne tarda pas à
abandonner l’ordre auquel il appartenait. Obligé, comme tant d’autres de
quitter le sol italien, il gagna la Suisse, puis accepta une chaire de
professeur à Strasbourg. Plus tard il reçut un appel de l’université d’Oxford.
Pendant ce temps la haine du clergé frappa la petite assemblée de
Lucques ; plusieurs de ces frères, effrayés des menaces qu’on leur adressait,
rentrèrent sous le joug de Rome, Vermigli en conçut une douleur profonde. Il
quitta l’Angleterre lors de l’avènement de Marie Tudor et termina paisiblement
ses jours à Zurich où sa piété vivante, sa modestie, son profond savoir lui
avaient fait trouver de nombreux amis.
Le nom de Curione
intéresse la Suisse romande. Ce
brillant humaniste, pour se soustraire aux agents de l’Inquisition, vint mettre
ses talents et sa grande expérience de l’enseignement à la disposition des
seigneurs de Berne. Ceux-ci lui firent un accueil empressé et l’adressèrent
immédiatement aux pasteurs et professeurs de Lausanne, où Viret venait de
reprendre ses fonctions. On fonda à l’Académie une chaire tout exprès pour lui.
Il donnait trois leçons par jour : deux chez lui à six heures du matin et
à midi, et la troisième à deux heures l’après-midi dans un auditoire public.
Ces leçons étaient extrêmement goûtées. Plus tard il se fixa à Bâle, où il jeta
un grand lustre sur l’université. Sa réputation, sa science, mais surtout sa piété
attirèrent à Bâle un grand nombre d’étudiants.
Dans sa bonté Dieu créa, en Italie même, un asile pour ceux qui souffraient à cause du nom de Christ. Hercule II, duc de Ferrare, accueillait avec bienveillance et sans trop de préventions des hommes entachés de « luthéranisme ». Il y était fortement encouragé par sa femme, la pieuse Renée, dont le nom a été mentionné dans le chapitre consacré à Calvin. Le spectacle des affreux supplices infligés à Paris à d’humbles et fidèles chrétiens l’avait révoltée. Plus instruite que la plupart de ses contemporaines, elle s’enquit des principes religieux des martyrs français et se promit, en changeant de patrie, de protéger ceux qu’un fanatisme atroce poursuivait. Elle donna pour compagne d’étude à sa fille Anne une jeune et spirituelle amie, Olympia Morata, qui avait été élevée selon les préceptes de l’Évangile ; elle assistait régulièrement à des assemblées religieuses qui avaient lieu à Ferrare et se nourrissait avidement des enseignements de la Parole de Dieu. Plus tard, Olympia épousa un chrétien allemand, Grunthler, qui avait étudié la médecine à Ferrare. Disgraciés à la cour d’Este, après le départ d’Anne qui donnait sa main au trop célèbre duc de Guise, Olympia et son mari allèrent se fixer à Augsbourg. Au milieu de douloureuses épreuves, la jeune femme conserva cette paix parfaite, que seul le Seigneur peut donner (Jean 14:27). Du fond de son exil, elle correspondait activement avec plusieurs fidèles, restés dans la fournaise, encourageant les faibles, fortifiant les indécis. « Demande des forces au Seigneur », écrivait-elle à une amie, « afin que la crainte de ceux qui ne peuvent tuer que le corps ne t’entraîne pas à offenser ton miséricordieux Rédempteur ; afin aussi qu’il te rende capable de confesser son nom selon sa volonté, en présence de cette génération perverse, et te donne de te rappeler toujours ces paroles de David : « J’ai haï la congrégation de ceux qui font le mal, et je ne m’assiérai pas avec les méchants » (Ps. 26:5). Je suis trop faible, diras-tu, pour me séparer d’eux. Crois-tu donc que tant de témoins du Seigneur, tant de martyrs soient restés fermes grâce à leur propre vertu, à leurs propres forces ? N’était-ce pas Dieu qui leur donnait la puissance de résister ? Le reniement de Pierre ne nous est pas cité comme un exemple à imiter, mais il sert à nous faire comprendre l’infinie miséricorde du Seigneur et à nous montrer notre propre faiblesse, quand nous sommes laissés à nous-mêmes. Le Seigneur nous fait l’honneur et la grâce de nous parler, de nous instruire ; mépriserons-nous un trésor de si grand prix ? ». Olympia Morata, une des femmes les plus remarquables de son siècle, rendit durant sa courte vie le plus beau témoignage au nom du Seigneur, et fut retirée de ce monde à l’âge de vingt neuf ans.
Plus tard Renée de France eut à subir, à son tour, la persécution. Elle ne craignait pas de manifester sa foi et d’exprimer hautement sa désapprobation au spectacle des violences commises contre les humbles brebis du Seigneur. Là-dessus on lui enleva ses enfants ; on arrêta ses plus fidèles serviteurs et on les châtia comme hérétiques. Retenue prisonnière dans son propre palais, abreuvée de reproches par son mari, elle supporta tout avec fermeté jusqu’au jour où, affaiblie par la souffrance et les privations, dévorée du désir de revoir ses enfants, elle fit quelques concessions à ses bourreaux. Le duc mourut peu après et Renée rentra en France. Dans son domaine de Montargis, elle fut la constante protectrice des réformés. Un jour son gendre, le duc de Guise, osa s’approcher du château avec une troupe d’hommes armés et fit sommer sa belle-mère de livrer tous les rebelles qu’elle avait auprès d’elle, faute de quoi il mitraillerait la place. « Dites à votre maître », répondit la duchesse à l’émissaire de Guise, « que je monterai moi-même sur les créneaux, pour voir s’il osera tuer la fille d’un roi ». Guise se retira, et depuis ce jour, Renée put continuer sans entraves son œuvre de charité envers les enfants de Dieu.
D’autres exilés italiens se réfugièrent sur territoire suisse, dans le canton actuel du Tessin, alors bailliage commun de tous les cantons qui y envoyaient à tour de rôle un bailli. Une congrégation évangélique se constitua à Locarno dès 1536. Elle se composait en majeure partie de familles indigènes considérées, mais accueillait aussi les Italiens obligés de quitter leur patrie à cause de la rigueur avec laquelle Rome poursuivait leur croyance. Elle trouvait un discret appui dans les baillis toutes les fois que l’administration du bailliage revenait aux cantons réformés. Mais les baillis catholiques témoignaient aux enfants de Dieu une malveillance si vive qu’au bout d’une vingtaine d’années ils résolurent de se fixer ailleurs. Le 3 mars 1555, cent seize d’entre eux se mirent en route avec leurs femmes et leurs enfants ; il y avait dans leur nombre des hommes d’une haute culture, médecins ou juristes ; la plupart étaient des ouvriers ou des commerçants, qui menaient le genre de vie le plus modeste. Mais tous se montrèrent inflexiblement résolus à subir les pires maux plutôt que de se laisser violenter dans leurs consciences. Ils durent s’arrêter quelque temps au fond d’une vallée avant d’entreprendre le passage du col du Bernardin, encombré de neige. La traversée n’en fut pas moins difficile, dangereuse même, mais le Seigneur veillait sur eux et ils finirent par atteindre Zurich deux mois après leur départ. En dépit de la disette qui y régnait et de la présence de nombreux réfugiés anglais, ils y reçurent un accueil cordial et un appui efficace. Dieu mit sa bénédiction sur cet acte de générosité en favorisant, grâce aux réfugiés locarnais, la prospérité matérielle de la ville ; par leur intermédiaire, l’industrie du tissage de la soie y prit un développement considérable et très lucratif. C’est d’eux que descendent plusieurs familles importantes de la Suisse, dont les membres ont joué un rôle éminent, matériel ou intellectuel, dans notre pays : à Zurich, les d’Orelli, les Pestalozzi ; à Bâle, les Socin ; à Berne, les de Muralt ; à Genève, les Turettini, et d’autres encore.
En Calabre s’était établi, vers 1450, une colonie de Vaudois du Piémont ; ils reçurent le droit de rendre à Dieu le culte qu’il attend des siens. Travailleurs actifs et intelligents, ils avaient transformé en terres fertiles une vaste étendue du pays. L’Inquisition les assaillit et fit exécuter une centaine d’entre eux en un seul jour. « Ils furent parqués dans une maison, comme un troupeau de moutons. Le bourreau entra, en saisit un, lui mit un bandeau sur les yeux, puis l’entraîna dehors et lui trancha la tête. Il procéda de la même manière avec tous les autres successivement. J’ai peine à retenir mes larmes en écrivant ceci », ajoute le catholique qui a laissé le récit de cette scène d’épouvante.
L’Espagne, dont le souverain portait le titre de Roi Très-Chrétien, fut toujours la forteresse du catholicisme. En 1234 déjà un concile, tenu à Saragosse en Aragon, avait « interdit à toute personne laïque de disserter, soit en particulier, soit en public, sur la religion catholique ». Les contrevenants devaient être excommuniés par l’évêque du diocèse. D’après cette assemblée ténébreuse, nul n’osait posséder les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament en langue vulgaire, sous peine de mort. Au début du 16° siècle ces arrêts furent remis en vigueur.
L’Espagnol se targuait de la pureté de sa race ; toute
contamination quelconque de sang infligeait une tare ineffaçable à qui la
portait. Le paysan le plus misérable se serait considéré comme dégradé si on
lui avait démontré qu’il avait le moindre atavisme juif ou mauresque. Des
populations fort différentes les unes des autres habitaient la péninsule
Ibérique ; après avoir visé, pendant des siècles, à les extirper, la
politique du gouvernement y réussit dès 1479. Le même sentiment animait les
Espagnols sur le terrain religieux, où le soupçon même d’hérésie était passible
des peines les plus terribles. Dans ce domaine l’Inquisition exerçait une
surveillance impitoyable. Néanmoins les livres de Luther pénétrèrent en Espagne
en 1519 déjà ; son important Commentaire sur les Galates
y fut
traduit l’année suivante. Puis on ne tarda pas à recevoir son livre sur la
Liberté chrétienne
, ainsi que sa réponse à Érasme concernant le libre
arbitre.
Pressé par le clergé, en 1521, Charles-Quint fit défense de publier, sans l’autorisation des évêques, aucun livre qui fît mention de l’Écriture Sainte. « Il nous semble », disait l’empereur, « que Martin Luther n’est pas une créature humaine, mais un diable sous la figure d’un homme, et revêtu d’un habit de moine, afin qu’il puisse plus aisément causer la mort éternelle et la destruction du genre humain ». Néanmoins la Bible et les livres réformés se jouaient de toutes les barrières. Une active contrebande les portait par terre ou par mer, jusqu’à l’intérieur du pays. Un Espagnol avait introduit des ballots entiers de ces livres prohibés, renfermés dans des tonneaux à double fond, qui contenaient un peu de vin. Il faut ajouter que l’importateur, découvert, fut mis à la torture et brûlé vif. Mais le crédit des prêtres déclinait de jour en jour à mesure que le peuple apprenait ainsi une doctrine très différente de la leur. Pendant dix ans la Réforme fit des progrès sensibles dans le pays, malgré la surveillance étroite des autorités. À la diète d’Augsbourg, Charles-Quint et sa suite nombreuse entendirent de la bouche même des principaux réformateurs des exposés très nets de la vérité, mais peu se laissèrent convaincre.
Parmi ces premiers chrétiens espagnols, une figure intéressante
est celle d’Egidius
, prédicateur de la cathédrale de Séville. Pendant
longtemps, malgré toute sa science et son éloquence, qui était grande, il ne
voyait aucun fruit de ses travaux. Ignorant la vivifiante doctrine du salut par
la foi, il ne pouvait prêcher que les croyances en vogue. Mais sa conscience
lui reprochait d’occuper une chaire d’où sa parole tombait morte sur des âmes
mortes. Inquiet, plein d’angoisse, il allait abandonner son poste, lorsque le
Seigneur plaça sur son chemin un humble et intelligent disciple de Christ.
« Savez-vous », dit cet homme au prédicateur, « ce qui frappe de
stérilité votre ministère ? » — « Non ». — « Vous ne
prêchez pas la foi pure et simple en Jésus Christ, seul Sauveur. Demandez,
priez, et vous recevrez ». Egidius suivit ce conseil ; sa requête,
qui partait d’un cœur sincère et droit, reçut l’exaucement. Dès lors ses
discours changèrent complètement de caractère et il vit accourir nombre de
malheureux, accablés sous le poids de leurs péchés, et qui, comme le geôlier de
Philippes, demandaient : « Que faut-il que je fasse pour être
sauvé ? ». Egidius ne tarda pas à être jeté en prison. L’empereur,
qui l’appréciait hautement, fit tout son possible pour le sauver, mais
l’Inquisition resta inflexible. Durant sa captivité Egidius s’affermit de plus
en plus dans les doctrines évangéliques. Au bout d’un an, il réussit à s’évader
et termina ses jours dans la paix.
En 1558 Charles-Quint, las du pouvoir, abdiqua pour se retirer dans le couvent de Saint-Just et eut pour successeur son fils Philippe II, un des tyrans les plus farouches que l’histoire connaisse. De caractère sombre et haineux, il ne poursuivait qu’un but : réaliser l’unité de la péninsule, dans le domaine politique par l’annexion du Portugal, dans le domaine religieux par l’anéantissement de la Réforme.
Dès son avènement, son attention fut attirée par le fait que de
nombreux Espagnols quittaient leur pays pour s’établir à l’étranger. Des
enquêtes démontrèrent que ces départs n’avaient d’autre motif que le désir de
fuir une contrée où l’on ne pouvait pas adorer Dieu selon sa conscience.
Là-dessus le gouvernement mobilisa d’importantes forces de police en vue de
fermer la frontière et d’arrêter tous ceux qui, dans le royaume même, osaient
faire opposition à l’Église officielle. Beaucoup de ces réfugiés s’étaient
fixés à Genève, en Allemagne ; on y dépêcha des espions, chargés de nouer
avec les fugitifs de feintes relations amicales, mais destinées à obtenir d’eux
des renseignements en vue de pourchasser d’autant plus sûrement ceux des leurs
qui restaient dans leur patrie. Il en résulta une persécution atroce, mais qui
n’éclata souvent pas au grand jour. Nombre de malheureux disparaissaient et
leurs familles n’en recevaient plus aucune nouvelle quelconque. D’autres, on le
savait, subissaient des tortures trop horribles pour qu’il soit possible de les
décrire ici : tortures physiques, mais aussi tortures morales ; on ne
leur épargnait rien. Enfin un certain nombre étaient mis à mort publiquement, à
titre d’exemple, le plus souvent par le feu, dans les hideux autodafés
,
mot qui signifie : « Actes de foi ». Philippe II arriva ainsi à
ses fins dans ce sens qu’il extirpa la Réforme de ses États espagnols. Mais, du
même coup, il les ruinait en y instaurant les puissances des ténèbres, le règne
de l’ignorance. L’Église romaine craint la lumière qui étale au grand jour ses
turpitudes, améliore les conditions de la société et surtout éclaire les cœurs
et les intelligences en les mettant en contact avec la source de toute grâce
excellente et de tout don parfait. Philippe II dominait sur une portion
importante de l’Europe, sur plus de la moitié du continent américain. De cet
immense empire il ne reste plus à l’Espagne aujourd’hui que l’Espagne
proprement dite et d’infimes territoires coloniaux, tellement il est vrai que « on
ne se moque pas de Dieu ; car ce qu’un homme sème, cela aussi il le
moissonnera » (Gal. 6:7).
L’histoire de la Réforme en Espagne amène tout naturellement à
celle des Pays-Bas, qui dépendaient d’elle, tant la Belgique que la Hollande
actuelles. Depuis longtemps on pouvait constater dans cette contrée une
tendance marquée à s’enquérir au sujet des doctrines évangéliques. Un groupe de
pieux mystiques, représentés par Thomas a Kempis (1379-1474), un des auteurs
présumés de l’Imitation de Jésus Christ
, avaient attiré l’attention sur
les abus de l’Église et sur la recherche de la vérité selon Dieu. Plus tard
Jean Wessel fut un vrai précurseur de Luther. Peu après l’invention de
l’imprimerie, Anvers devint un centre important de publications de toute
espèce ; au 16° siècle on y édita des traductions en langues diverses des
principales œuvres des réformateurs allemands et suisses. Principal marché
commercial de l’Europe continentale, cette ville voyait affluer des négociants
de tous les pays civilisés. Beaucoup d’entre eux, attirés par la nouveauté du
sujet, achetèrent ces livres pour les emporter chez eux, souvent dissimulés
dans des ballots de marchandises, afin d’échapper aux perquisitions policières.
Ainsi Anvers joua un rôle de premier plan dans la diffusion des écrits
évangéliques.
Lorsque Charles-Quint monta sur le trône, il témoigna une faveur marquée aux Pays-Bas, terre de sa naissance. Grâce à leur extraordinaire prospérité matérielle, ces provinces lui fournissaient le plus clair de ses revenus ; il y allait donc de son intérêt le plus direct de les ménager autant que possible. Cependant, adversaire déclaré de ce qu’il appelait l’hérésie, il se devait à lui-même de la réprimer même dans cette contrée, qu’il chérissait entre toutes. Il publia donc un édit énonçant la défense formelle d’enseigner ou de pratiquer les nouvelles doctrines ; mais il recommandait en même temps aux magistrats d’user de ménagements envers les réfractaires. L’empereur se rendait bien compte aussi qu’un facteur essentiel de la prospérité des Pays-Bas était la liberté dont elles avaient joui sous ses prédécesseurs. La limiter trop sévèrement, même sur le terrain religieux, c’était aller à l’encontre du développement ultérieur de ces provinces ; c’était risquer un soulèvement général, car la population tenait énormément aux droits qu’elle avait acquis, souvent au prix de luttes sanglantes, et n’était nullement disposée à y renoncer, même aux plus insignifiants.
Mais les principes de la Réforme avaient fait plus de chemin que le souverain ne se le figurait ; plusieurs historiens évaluent à quelque 100000 le nombre des adhérents du « luthéranisme ». Bien contre son gré, Charles dut céder aux instances du clergé et la seconde moitié de son règne fut marquée par une persécution ardente. Érasme condamnait fortement ces procédés ; plusieurs chrétiens ayant subi le supplice du feu à Bruxelles, il écrivit : « Jusqu’à cet événement la ville était pratiquement exempte d’hérésie, à part quelques cas tout à fait sporadiques. Aussitôt après l’exécution des martyrs, nombre d’habitants se sont convertis à l’Évangile ». L’Église redoubla de cruauté ; tout devint motif à arrestation, le plus souvent à condamnation. Il était interdit de lire ne fût-ce qu’une page de l’Écriture Sainte ; sentence de mort contre quiconque discutait un article de foi, contre ceux chez lesquels on découvrait des écrits de Luther ou de Zwingli, qui exprimaient le moindre doute quant à la valeur des sacrements ou qui, à mots couverts, contestaient l’autorité pontificale. La terreur régnait.
Cependant Charles-Quint persécutait par politique beaucoup plus que par conviction. S’il pourchassait l’hérésie dans ses États, c’était essentiellement pour y faire prévaloir l’unité religieuse, mais il ne se montrait pas moins intransigeant vis-à-vis du Saint-Siège qui prétendait assumer sa suprématie contre celle de la puissance impériale. Charles alla jusqu’à saccager Rome et à retenir prisonniers le pape et certains cardinaux. Son fils, Philippe II, persécuta par bigoterie, par pur esprit de vengeance, de froide haine contre les réformés. Il organisa méthodiquement une lutte acharnée, impitoyable, contre les enfants de Dieu, y apportant tous les raffinements d’une cruauté diabolique, sous la direction sanguinaire de l’odieux duc d’Albe. Ces mesures provoquèrent un soulèvement général dans les Pays-Bas, les catholiques eux-mêmes voyant battus en brèche leurs privilèges séculaires. Le conflit devint ainsi politique tout autant que religieux.
Sous la régence de Marguerite de Parme, longtemps gouvernante des provinces, les protestants avaient reçu l’autorisation de se réunir en plein jour ouvertement. Comme ils manquaient de lieux de culte, ils tenaient leurs assemblées dans les champs et là les évangélistes prêchaient, avec toute hardiesse, annonçant le message de la grâce de Dieu à des foules immenses. L’un d’eux, particulièrement doué, parlait souvent, dit-on, à des auditoires de quinze mille personnes. Mais, avec l’avènement de Philippe II, un changement ne pouvait manquer de se produire. Ainsi on vit un jour un magistrat, catholique bigot, chercher à disperser les assistants à coups de sabre ; mais, comme il prétendait arrêter le prédicateur, une grêle de pierres l’assaillit et il eut peine à échapper avec la vie sauve. On avait l’habitude, dans ces réunions, de chanter les Psaumes de David et le chant de ces milliers de personnes, très puissant, s’entendait au loin à la ronde, si bien qu’il attirait de nouveaux auditeurs. Cela renforçait le zèle des chrétiens, et, par contrecoup, l’animosité de leurs adversaires. Pour parer au danger qui en résultait pour eux, ces chrétiens résolurent de construire des lieux de culte fermés, en bois, afin d’éviter des frais trop considérables, et dans lesquels ils couraient moins le risque d’attirer l’attention. Des hommes de toutes les classes de la société offrirent leurs services pour ce travail, tandis que les femmes vendaient leurs bijoux, afin de subvenir à la dépense. Puis ils adressèrent à Marguerite de Parme une requête, demandant de pouvoir jouir librement des privilèges qui leur avaient été concédés jadis, entre autres du droit de réunion. Marguerite en référa à Philippe II ; celui-ci opposa à la pétition un veto catégorique. Voyant son autorité ainsi battue en brèche, la régente démissionna. Ce fut le signal d’un déchaînement de violences indescriptibles, sous la haute direction du duc d’Albe.
Pareil à son maître quant à la cruauté systématiquement organisée, il institua une jurisprudence exceptionnelle contre les protestants, confiée à un tribunal spécial, bientôt flétri sous le nom de Conseil du Sang. Sa compétence s’étendait à tous les délits commis contre l’autorité espagnole, qu’ils fussent de nature civile ou de nature religieuse. On ne s’en prenait même plus aux individus isolés ; pour activer la procédure, c’étaient des condamnations et des exécutions en masse. Deux crimes en particulier ne trouvaient aucune grâce devant les juges : l’hérésie, la richesse. Le duc avait déclaré qu’un fleuve d’or, profond de trois pieds et alimenté par la fortune des Pays-Bas, descendrait jusqu’à la mer et de là en Espagne pour remplir le trésor du roi, son souverain. Le sang coulait à flots : à Valenciennes il y eut 48 exécutions en un seul jour, à Malines 46 ; dans différentes villes de Flandre, 95 dans l’espace de vingt-quatre heures. Comme, malgré cela, bien des témoins du Seigneur survivaient, un décret de l’Inquisition prononça une sentence de mort contre tous les Pays-Bas, considérés en bloc comme hérétiques, sans avoir aucun égard à l’âge, au sexe ni à la condition. Cette décision atteignait trois millions de personnes. Comme les fidèles témoins de Christ n’hésitaient pas à proclamer leur foi jusque sur l’échafaud, on imagina de leur immobiliser la langue dans un anneau de fer. La rage de Philippe II se déversa sur son propre fils, don Carlos, qu’il fit mettre à mort dans la prison où on l’avait consigné sous le chef de connivence avec les réformés ; le pape Pie VI célébra hautement cet assassinat. De son côté le duc d’Albe se vanta d’avoir causé la mort de 18000 personnes au moins, auxquelles on devrait ajouter un nombre peut-être supérieur de victimes indirectes de ses atrocités. 30000 autres furent réduites à la misère à la suite de la confiscation de leurs biens. Cent mille s’enfuirent dans les pays environnants, en Angleterre surtout, où ces malheureux trouvèrent une large hospitalité qu’ils repayèrent en y introduisant toutes sortes de procédés nouveaux et ingénieux dans l’industrie de la filature surtout.
La puissance du mal se retourne invariablement contre qui en use. Étroitement liées les unes aux autres par leur commune foi, les provinces du nord se séparèrent de celles du sud, où le catholicisme finit par l’emporter, et, par l’union d’Utrecht (1579), se déclarèrent indépendantes. Telle fut l’origine de la Hollande actuelle. C’est ainsi que la politique diabolique de Philippe II fit perdre irrémédiablement à l’Espagne la partie la plus riche et la plus prospère de ses États. Plus tard, débordant des limites exiguës de leur territoire, les Hollandais s’établirent dans les Indes Orientales et y créèrent un vaste empire qu’ils ont su administrer et exploiter avec une habileté consommée.
La république des Provinces-Unies mit à sa tête Guillaume de Nassau, prince d’Orange, surnommé le Taciturne. Dans sa jeunesse il avait attiré l’attention de Charles-Quint, à cause de ses grands talents, et l’empereur le reçut à la cour. Il le consultait dans les cas graves et lui confia le commandement d’une armée en Flandre. Guillaume se trouva en présence de Coligny, l’illustre protestant français, et eut même le mérite de tenir ses troupes en échec. Encore étranger à l’Évangile, il ne pouvait prévoir que, plus tard, il serait un des plus hardis défenseurs de la Réforme et qu’il épouserait la fille de l’amiral. Lorsque Charles descendit du trône pour s’enfermer dans un couvent, il se montra en public appuyé sur le bras de Guillaume et le chargea d’aller porter la couronne impériale à Philippe II. Le nouveau monarque nourrissait une aversion marquée à l’égard du jeune courtisan. Dès qu’il eut mis fin à la guerre entre la France et l’Espagne par le traité de Cateau-Cambrésis dont Guillaume avait été un des négociateurs, celui-ci apprit que ce document contenait une clause secrète, dont il n’avait pas eu connaissance, par laquelle les deux souverains s’engageaient à extirper l’hérésie, par le fer et le feu, dans leurs États respectifs. Le prince d’Orange, qui avait de nombreux amis parmi les réformés des Pays Bas, s’empressa de les avertir. La haine de Philippe contre lui ne fit que s’accroître à la suite de son intervention. Quant à Guillaume, ce fait s’ajoutant à bien d’autres dont il avait été le témoin, lui ouvrit définitivement les yeux sur la religion catholique. Il s’en détourna avec horreur et, peu après, se convertit à la Réforme. Il est permis de croire qu’il accepta pour lui-même le salut par la foi au Sauveur.
Guillaume prit une part très active à la lutte des Provinces-Unies pour leur indépendance. Condamné à mort par contumace, ses biens dans les Pays-Bas, très considérables, furent confisqués. Il vendit tout ce qui lui restait : bijoux, vaisselle d’or et d’argent, même ses meubles, pour contribuer à la lutte contre l’ennemi. Il vit périr un de ses frères ; un autre fut défait, mais Guillaume tenait toujours et eut la joie de voir les Provinces-Unies affranchies de la tyrannie espagnole.
Philippe II voua dès lors à Guillaume d’Orange une haine implacable. Le prince était, dans la main de Dieu, un instrument puissant pour résister à l’autocratie du monarque espagnol. La piété éclairée de Guillaume présentait aussi un contraste édifiant avec la sombre tyrannie de Philippe. Celui-ci dirigea cinq tentatives de meurtre contre son pieux adversaire ; le Seigneur les fit toutes échouer. Là-dessus le roi annonça qu’il garantissait, à quiconque lui amènerait le prince d’Orange mort où vif, une récompense de vingt-cinq mille couronnes d’or, le pardon de toutes les fautes qu’il pouvait avoir jamais commises et un titre de noblesse. Ces promesses infâmes trouvèrent un écho. Un Jésuite, nommé Gérard, qui s’était fait passer auprès du prince pour un ami de la vérité, le tua d’un coup de pistolet, tiré à bout portant ; peu de jours auparavant il avait obtenu de Guillaume lui-même l’argent nécessaire pour acheter son arme. Guillaume s’effondra sur le sol, mortellement atteint. Ses dernières paroles furent : « Que Dieu ait pitié de mon malheureux pays ! » Guillaume avait épousé Mme Téligny, fille de l’amiral de Coligny. Son père et son mari furent assassinés lors du massacre de la Saint-Barthélemy ; son second mari eut le même sort. Toute la Hollande, ainsi que les pays environnants frémirent d’horreur et de tristesse à la nouvelle du meurtre du noble prince. Seul, au milieu de cette douleur générale, Philippe II manifesta une joie cynique et s’écria : « Si seulement la chose avait été faite deux ans plus tôt ! Cela m’aurait évité bien des ennuis. Mais mieux vaut tard que jamais ! Mieux vaut tard que jamais ! »
Il y avait peu de pays où le catholicisme eût plongé des racines plus profondes, plus rudes à extirper, à vues humaines, que dans les trois États scandinaves : Danemark, Suède, Norvège, réunis sous un seul souverain, Christian II, le beau-frère de Charles-Quint. Les communications malaisées dans les régions montagneuses, aggravées par la rigueur du climat, maintenaient la population dans un état moral et matériel déplorable. La plupart de ces gens, plongés dans une misère noire, ne savaient ni lire ni écrire. Les superstitions païennes subsistaient, intactes, et l’Église romaine ne tentait rien pour les déraciner ; au contraire, elle les entretenait bien plutôt, afin de favoriser son emprise sur les âmes. Eussent-ils même su lire, que la Bible serait restée lettre morte pour ces pauvres paysans, car il n’existait aucune traduction dans leur langue. Comme partout, plus encore qu’ailleurs, le clergé exerçait une oppression cruelle sur eux, étouffant les moindres rayons lumineux qui se laissaient entrevoir et accaparant toutes les richesses matérielles. Les évêques jouissaient de revenus supérieurs à ceux de la noblesse ; leur faste surpassait celui de la cour et, habitant des palais immenses, mais qui étaient de vraies forteresses, ils tenaient parfois la royauté en échec.
Or ce fut précisément la question financière qui favorisa l’éclosion de la Réforme. Les livres de Luther se répandirent rapidement au Danemark surtout et éveillèrent les esprits en les attirant vers les choses éternelles, qui leur avaient été jusque-là soigneusement cachées. Sans cesse à court d’argent, Christian II vit dans ce mouvement d’idées un prétexte tout trouvé pour combattre le clergé, moyen purement politique, il faut y insister, car il n’éprouvait pas la plus petite sympathie ni aucun intérêt à la doctrine du salut par Christ. Il alla pourtant jusqu’à inviter Karlstadt à professer à l’université de Stockholm et pria Luther de venir prêcher au Danemark ; faute de temps, le réformateur dut refuser. L’Évangile n’en fit pas moins de rapides progrès dans ce pays, mais en Suède l’attitude tyrannique du souverain provoqua une révolution. Christian la réprima avec une férocité barbare en faisant entre autres décapiter soixante-dix des nobles les plus en vue.
Mais le jeune Gustave Vasa, fils d’une des victimes du souverain, réussit à échapper au sort de son père et gagna l’Allemagne. Il fut converti et résolut de rentrer dans son pays pour évincer le tyran et surtout pour annoncer à ses compatriotes ce qu’il avait appris de la grâce de Dieu. En 1523 la Suède proclama son indépendance, et se donna pour roi Gustave Vasa dont la réputation était grande. Les Danois se soulevèrent à leur tour ; Christian Il dut se réfugier dans les Pays-Bas et laissa son trône héréditaire à Frédéric de Holstein, qui se montra très favorable à la Réforme ; il gouverna son royaume, qui comprenait aussi la Norvège, avec justice et modération.
Quant à Gustave Vasa, une fois son autorité solidement établie, il déploya la plus grande activité pour répandre les doctrines de la Réformation, telles que Luther les avait exposées. Il comprit qu’il ne fallait pas imposer les idées nouvelles, mais instruire et convaincre le peuple, en laissant Dieu agir dans les cœurs. Son premier soin fut, comme de juste, de faire traduire la Bible en suédois. Lui-même ne craignait pas d’affirmer ses convictions ; son témoignage personnel contribua pour beaucoup à faire valoir la puissance de l’Évangile. Il abolit tous les avantages dont l’Église romaine avait usé pendant de si longues années ; le catholicisme devait disparaître totalement de la Suède. Il déclara publiquement qu’il déposerait son sceptre et quitterait le royaume de ses pères plutôt que de gouverner un peuple asservi aux lois de Rome ; que seul le pur Évangile de la grâce de Dieu devait servir de règle de conduite à lui-même comme au plus humble de ses sujets.
Au Danemark, Frédéric se montra moins catégorique : il autorisa le libre exercice des deux cultes. Mais le protestantisme l’emporta de beaucoup ; le peuple en avait assez de la dure tyrannie du Saint-Siège. Ici aussi la Bible fut traduite et trouva bientôt le chemin de tous les foyers. Les Danois accueillirent aussi avec joie les cantiques de la Réforme ; on les chantait partout, dans les maisons privées comme en plein air, tout en vaquant aux travaux des champs. Un historien relève le merveilleux changement qui s’opéra dans le royaume. Il semblait, dit-il, qu’une lumière sereine et douce l’eût éclairé. Il ajoute que les Danois lisaient avec transports les Saintes Écritures, surtout les Psaumes de David, qu’ils chantaient ensuite dans les églises. En outre, ils prêtaient une oreille très attentive aux instructions que leur donnaient de nombreux prédicateurs venus d’Allemagne tout d’abord, puis bientôt instruits dans le pays même. Une ère nouvelle s’était ouverte, l’ère de la grâce, de la paix, de la joie.